Bertrand de Jouvenel, Éthique de la redistribution : l’idéal socialiste

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Bertrand de Jouvenel L’Éthique de la redistribution Présenté par Alain Laurent et traduit par Michel Lemosse 2014, 144 pages, 17,50 €

Extrait de Éthique de la redistribution [1951], Bertrand de Jouvenel, coll. Bibliothèque classique de la liberté, traduit par Michel Lemosse, 2014, pages 31 à 34:

 PREMIÈRE CONFÉRENCE : L’IDÉAL SOCIALISTE

 Je me propose d’aborder un sujet qui constitue une préoccupation majeure chez nos contemporains : la redistribution des revenus.

 Le processus de redistribution 

En l’espace d’une vie, le sentiment général sur ce que le pouvoir politique est en mesure d’accomplir dans une société a été totalement bouleversé. Aujourd’hui, on estime que l’État reste dans les limites de ses fonctions, et exerce en fait un de ses rôles les plus importants, lorsqu’il redistribue la richesse des citoyens les plus nantis en direction des moins bien lotis. « Un mécanisme extraordinairement complexe s’est mis en place par petites touches (1) » dont la finalité est d’accorder des allocations, des services gratuits, ainsi que des biens et d’autres services à des tarifs inférieurs au prix coûtant.
Ce mécanisme dépasse en dimension celui de la finance publique, aussi grossi soit-il, comme c’est le cas dans l’opération de contrôle des loyers. L’objectif visé est la redistribution des revenus et en premier lieu, estime-t-on généralement, des revenus des plus riches, qui se voient ponctionnés par l’effet d’un impôt progressif et, dans le même temps, affectés par le contrôle des loyers, la limitation des dividendes, et la réquisition d’actifs.
Tout ce processus semble s’être mis en branle en Grande-Bretagne voici exactement quarante ans à l’occasion de la loi budgétaire de Lloyd George votée pour 1909-1910, loi qui, en introduisant le principe de l’impôt progressif, fit litière de la conception selon laquelle, en matière de taxation, l’égalité implique la proportionnalité.
Le même ministre des Finances mit en oeuvre les premières indemnités de maladie et de chômage. On doit remarquer que « cet engagement politique de créer les conditions d’une distribution plus égalitaire des revenus par le biais d’une intervention financière de l’État (2) » et grâce à des moyens complémentaires, qui est aujourd’hui tout à fait défini comme un principe d’action, est l’enfant
issu du processus lui-même. Rien n’indique qu’il ait été conçu comme un ambitieux projet. La conjoncture, et en premier lieu les deux grandes guerres, en même temps que les pressions sociales, nourries par un fort sentiment d’ébranlement moral, nous ont peu à peu conduits à ce point où il est possible de formuler un principe éthique : par opposition aux idéaux occidentaux du passé, ou à
ceux d’autres régions du monde, l’Ouest est en passe de faire rapidement sien l’idéal de l’égalisation des revenus par le biais de l’intervention de l’État.

Notre sujet : l’aspect éthique

Une vive controverse s’est déclenchée à propos de ce qu’on appelle « l’effet contre-productif de l’excès de la redistribution ». On sait d’expérience que, le plus souvent, mais pas toujours bien sûr, les hommes se sentent motivés par des bienfaits matériels qui les récompenseraient à la mesure, voire même un peu plus, de leurs efforts, dans la proportion d’« une fois et demie » par exemple. En faisant en sorte que chaque surcroît d’effort soit moins bien payé de retour que ceux qui l’avaient précédé, et dans le même temps, par le biais des aides sociales, en abaissant le niveau des exigences permettant de vivre décemment, on peut être accusé de porter un coup au rythme de la production et du progrès économique. Ainsi donc, le principe de redistribution est l’objet de violentes attaques. Les critiques de la redistribution qu’on entend ne disent point qu’elle serait indésirable, mais que, au-delà d’un certain seuil, elle constitue une imprudence. Les chantres de la redistribution eux-mêmes ne nient pas qu’il existe des limites à ce qu’il est possible de faire, si l’on se propose, comme ils le souhaitent, de favoriser le progrès économique. Toute cette bataille dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles est en fait une querelle marginale, qui ne touche à rien de fondamental.
Je propose de ne pas entrer dans cette polémique et partirai du principe que la redistribution, quelle que soit son ampleur, n’exerce aucun effet dissuasif et n’affecte absolument en rien la production en termes de volume et de croissance. Je pars de ce postulat afin de mieux me concentrer sur d’autres aspects de la redistribution. Pour certains, cette pétition de principe apparaîtra peut-être comme un moyen de passer outre au besoin d’un débat
Ils feront observer que, si la redistribution n’a aucun effet sur la production, rien n’empêche de la pousser jusqu’à son extrême, l’égalité totale des revenus. Voilà un objectif qui serait bon et désirable. Mais est-ce bien vrai ? Et pour quelle raison ? Et dans quelle mesure ?
C’est de ces questions que je veux partir.
En traitant le sujet de la redistribution en des termes purement éthiques, notre premier souci doit être de faire nettement la part entre l’idéal social de l’égalisation des revenus et d’autres idéaux qui lui sont associés, d’un point de vue sentimental, mais non point en logique.
On croit souvent, mais à tort, que les idéaux de réforme sociale descendent en quelque sorte en ligne directe les uns des autres. C’est faux. Le redistributionnisme n’est pas l’enfant du socialisme ; et seul un lien purement verbal le connecte à l’égalitarisme agraire. Nous allons fortement éclairer le problème en marquant bien les contrastes entre ces différents idéaux.

Notes:

(1) J. E. Meade, Planning and the Price Mechanism (Londres, 1948), p. 42.

(2) U. K. Hicks, Public Finance (Londres, 1947), p. 146.

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