« Que celui ou celle qui parlera le plus en ayant le moins à dire soit le plus honoré et le mieux considéré »

Si l’hiver et l’ennui guettent à ta porte, épingle, lecteur, ce gourmand règlement. Le secret machiavélique de son auteur : ne cédez pas à la tentation, ordonnez-la !

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« Considérant que plusieurs personnes, hommes et femmes, se sont réunies en diverses occasions pour bavarder ensemble, réunions au cours desquelles bien souvent on trouvait du plaisir à ce qu’on faisait, mais bien souvent au contraire du désagrément, sans qu’on ait encore trouvé le moyen de rendre le plaisir plus plaisant ni le désagrément moins désagréable, bien qu’on ait songé parfois à faire quelques farces, lesquelles cependant, par irrésolution de ceux qui y avaient pensé, n’ont pas été réalisées : pour ces raisons il a semblé bon, à ceux qui ont un peu de cervelle et quelque expérience des hommes et des femmes, d’ordonner, ou si l’on veut, de réglementer cette société de telle sorte que chacun puisse imaginer et, de là, mettre en œuvre tout ce qui pourrait servir aussi bien aux femmes qu’aux hommes et à quiconque d’entre eux, de quelconque manière.
C’est pourquoi il est décidé que ladite société est créée et qu’elle entend se soumettre aux statuts ci-après, arrêtés et décidés d’un commun accord. Lesquels sont les suivants, à savoir :

Que nul homme de moins de trente ans ne puisse faire partie de la ladite société, libre aux femmes de tous âges d’en être.
Que ladite société ait un président, homme ou femme, nommé pour huit jours ; et que le premier choisi parmi les hommes soit celui qui a le plus grand nez et de même pour les suivants, et parmi les femmes celle qui aura le plus petit pied, et ainsi de suite.
Que quiconque, homme ou femme, ne rapporte dans les vingt-quatre heures ce qu’on a fait dans ladite société, soit puni de la manière ci-après : si c’est une femme, qu’on suspende ses pantoufles dans un endroit où tout le monde puisse les voir, avec en dessous une affichette à son nom ; si c’est un homme, qu’on suspende ses chausses retournées à l’envers, en hauteur dans un endroit visible de tous. On devra sans cesse dire du mal les uns des autres ; et des étrangers qui arriveraient là, on devra révéler tous leurs péchés et les faire connaître à tout le monde sans le moindre égard.
Que personne de ladite société, ni homme ni femme, ne puisse aller à confesse en d’autres périodes que durant la semaine sainte ; et que le contrevenant soit tenu de prendre, si c’est une femme, le président de la société, de se faire prendre par lui si c’est un homme, de la manière que le président souhaitera. Quant au confesseur il devra être choisi aveugle, et s’il était aussi à moitié sourd, ce ne serait que mieux. 
Qu’on ne dise jamais de bien, à aucun prix, les uns des autres ; et s’il y avait un contrevenant qu’il soit puni comme ci-dessus. Si quelqu’un, homme ou femme, trouvait sa propre beauté supérieure, et que deux personnes puissent en témoigner, qu’on soit obligé, si on est une femme, de montrer sa jambe nue jusqu’à quatre doigts au-dessus du genou, si on est un homme, de prouver à la société qu’il n’y pas un mouchoir ou autre chose de ce genre dans sa braguette.
Que les femmes soient tenues de se rendre chez les Servites quatre fois par mois au moins, et davantage, autant de fois qu’on le leur demandera au sein de la société, sous peine de doublement. Si quelqu’un, homme ou femme, de ladite société commence à raconter quelque chose, et qu’on le laisse terminer, que tous les autres soient condamnés à une peine choisie par celui ou celle qui aura commencé ledit récit.
Que toutes les décisions soient prises dans ladite société selon le vote de la minorité des présents ; et que l’emportent toujours les plus faibles suffrages. Si un membre de la société apprend, de l’un des autres membres ou de quiconque, quelque secret et ne le divulgue pas dans les deux jours, qu’il encoure, homme ou femme, la peine d’avoir toujours à faire tout à l’envers, sans pouvoir y échapper d’aucune manière par aucun moyen, direct ni indirect.
Qu’on ne doive ni ne puisse jamais, dans ladite société, garder le silence, mais plus on jacassera, et le plus confusément possible, plus grande louange on méritera. Et que le premier qui cessera de jacasser soit harcelé par tous les autres membres jusqu’à ce qu’il rende des comptes sur son soudain silence. Les membres de la société ne devront ni ne pourront se rendre service les uns les autres en quoi que ce soit ; mais, au cas où ils seraient priés de communiquer un message, ils devront toujours le rapporter à l’envers.

Que chacun soit tenu d’envier le bonheur des autres, et pour cela de leur causer tous les désagréments possibles ; et si on le peut et qu’on ne le fait pas, qu’on soit puni selon le bon vouloir du maître. 
Que chacun soit tenu de se retourner, partout et toujours, sans aucune discrétion, au moindre rire, au moindre rot ou à toute autre manifestation, et de répondre de même, sous peine de ne pouvoir refuser, pour toute la durée du mois, quoi qu’il lui serait demandé. En outre, afin que chacun puisse avoir ses aises, il est établi que chaque homme et chaque femme doive coucher, l’un sans sa femme et l’autre sans son mari, au moins quinze jours francs par mois, sous peine d’avoir à coucher avec lui ou elle pendant deux mois d’affilée. Que celui ou celle qui parlera le plus en ayant le moins à dire soit le plus honoré et le mieux considéré.
Que les hommes aussi bien que les femmes de ladite société se rendent à tous les pardons, fêtes et autres cérémonies célébrées à l’église ; ainsi qu’à tous les déjeuners, goûters et dîners, à toutes les comédies, veillées et autres semblables papotages qu’on donne chez les particuliers, sous peine de confinement, pour les femmes sous la règle d’un ordre de frères, pour les hommes dans un couvent de moniales.
Que les femmes soient tenues de passer les trois quarts de leur temps à leur fenêtre ou à leur porte, soit devant, soit derrière, au choix ; et que les hommes de ladite société soient tenus de se montrer à elles au moins douze fois par jour.
Que les femmes de ladite société n’aient pas de belle-mère à la maison ; et si quelqu’une avait encore la sienne, qu’elle s’en débarrasse avant six mois, au moyen de la scammonée ou d’autre remède semblable : médicament qu’elles pourront utiliser également contre les maris qui ne rempliraient pas leurs devoirs.
Que les femmes de ladite société ne puissent porter de vertugadin sous leur robe, ni quoi que ce soit d’autre qui crée empêchement ; et que tous les hommes aillent sans aiguillette, mais au lieu de cela qu’ils utilisent les épingles, interdites, elles, aux femmes sous peine d’avoir à contempler avec des lunettes le Géant de la grand-place.
Que chacun, qu’on soit garçon ou fille, pour se faire la réputation qui convient, se vante de ce qu’il n’a pas et ne fait pas ; et quand on dirait l’exacte vérité, en montrant sa propre insuffisance ou autre chose de ce genre, qu’on soit puni selon le bon vouloir du prince.

Qu’on ne montre jamais par des signes extérieurs ses propres états d’âme, qu’on fasse même tout le contraire ; et celui qui sait le mieux feindre ou mentir mérite le plus d’être félicité.
Qu’on passe le plus clair de son temps à se pomponner et à soigner sa toilette, sous peine pour le contrevenant de n’être jamais seulement regardé par les autres membres de la société.
Que quiconque répéterait en rêve ce qu’il a pu dire ou faire pendant la journée soit gardé une demi-heure les fesses en l’air, et que chaque membre de la société lui donne un coup de fouet.
Que quiconque, au cours de la messe, ne regardera pas souvent tout autour de soi, ou se placera de manière à ne pas être vu de tout le monde, soit puni pour crime de lèse-majesté. Que jamais, qu’on soit homme ou femme, et surtout si l’on désire avoir des enfants, on ne chausse d’abord son pied droit, sous peine d’avoir à aller pieds nus durant un mois, ou plus selon le bon vouloir du prince.
Que personne au moment de s’endormir ne puisse fermer les deux yeux en même temps, mais d’abord l’un puis l’autre, excellent remède pour garder une bonne vue.
Que les femmes en marchant déplacent leurs pieds de manière qu’on ne puisse savoir d’après leur façon de marcher si leurs guêtres sont très échancrées ou pas.
Que personne ne se mouche jamais quand on peut le voir, sauf en cas de nécessité.
Que chacun soit obligé, sous peine d’amende, de se gratter quand ça le démange.
Qu’on se nettoie les ongles des pieds, ainsi que ceux des mains, tous les quatre jours.
Que les femmes soient tenues, en s’asseyant, de toujours mettre quelque chose sous elles, afin de paraître plus grandes.
Qu’on choisisse pour la société un médecin qui n’ait pas plus de vingt-quatre ans, afin qu’il puisse supporter les privations et résister à la fatigue. »

MACHIAVEL, Statuts pour une société de plaisirs – Traduction de Patrick Mula. Source OpenEdition

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