La mort de Cléopâtre et la science hellénistique des poisons, par Bernard Legras

Poison ou morsure de serpent ? La question de la mort précise de Cléopâtre nous plonge au cœur de la science des poisons tels qu’ils étaient couramment employés dans les cours hellénistiques… Bernard Legras, auteur de Cléopâtre l’Égyptienne, récemment paru, raconte.

Les sources littéraires antiques se répartissent en deux groupes pour les circonstances de la mort de la reine. Les unes présentent une alternative à l’énigme de la mort (poison ou morsure du serpent), les autres n’offrent qu’une version, celle de la morsure par le serpent. Le récit le plus ancien concernant les modalités de sa mort est dû à Strabon qui mentionnait la circulation de deux traditions, la morsure d’un aspic ou l’utilisation d’un onguent empoisonné. Il ajoutait que la reine « se fit secrètement mourir » ce qui pouvait expliquer la difficulté de trancher la question. Il reste aussi à interpréter le choix de cette mort, et à se poser la question de la véracité de ces traditions valorisées par les arts et les lettres depuis plus de deux millénaires.

La première tradition considère que la reine mourut mordue au bras par un aspic caché dans une corbeille de figues sous des feuilles ou au fond d’un vase. Dans le premier cas, l’animal mordait à l’improviste ; dans le second cas, la reine devait l’exciter avec un fuseau d’or afin de l’irriter et le pousser à mordre. La seconde tradition estime qu’elle mourut du poison renfermé dans une aiguille creuse fixée dans ses cheveux. Cette mort serait alors causée par un poison mortel issu d’une manipulation relevant de la science des empoisonnements.

Plutarque n’exprimait pas de préférence tranchée pour l’une ou l’autre tradition, mais il soulignait que les deux légères piqûres observées par certains sur le bras de la reine valorisaient l’hypothèse de l’aspic. Cette version a été favorisée par le spectacle qu’Octavien donna aux Romains, lors de son triomphe en 29 av. J.-C., en présentant dans le cortège une statue de Cléopâtre dont le bras était entouré d’un aspic. La statue portait peut-être un bracelet aspidiforme, un bijou féminin bien connu dans l’Égypte ptolémaïque. Dion Cassius s’en tenait également à deux versions. Il présentait brièvement la première version plutarquéenne en plaçant l’aspic dans un vase à eau ou dans une corbeille de fleurs, mais développait plus longuement la seconde en affirmant que c’est ainsi qu’elle mourut ou « d’une tout à fait voisine ». Il donnait des détails qui permettent de comprendre que le poison était sur l’aiguille et qu’il pénétra dans son sang grâce à une piqûre dans son bras. Zonaras, un chroniqueur byzantin du XIIe siècle, reprenait sur ce point le récit de Dion Cassius. Le silence de Tite-Live, qui écrivait sans expliciter qu’elle « se donna la mort », pourrait s’expliquer par son impossibilité de choisir entre ces deux types de mort. Suétone suivi par Orose ne mentionnait que la seule version de la morsure par le serpent. Virgile parlait, lui, dans l’Énéide, de deux serpents, de même que Properce quand il évoquait dans ses Élégies « les bras mordus par les serpents sacrés (et) les membres secrètement envahis par la torpeur et le sommeil ».

La science hellénistique des poisons

Cette mise en scène de la mort de Cléopâtre était rendue possible par le développement des sciences toxicologiques durant l’époque hellénistique. Deux noms émergent, ceux de Nicandre de Colophon et de Mithridate VI. Nicandre, un médecin poète, avait composé, sans doute à la cour d’Attale III de Pergame (vers 170-133 av. J.-C.), deux poèmes traitant l’un des envenimements (Thériaques), l’autre des empoisonnements (Alexipharmaques). Ces deux ouvrages traitaient l’un des bêtes  venimeuses, l’autre des substances vénéneuses. L’intérêt de Nicandre pour les venimeux devait venir de sa famille, où la charge de prêtre d’Apollon à Claros (Ionie) se transmettait de génération en génération. L’Apollon clarien protégeait en effet ses fidèles, comme Artémis, sa sœur, dans le sanctuaire voisin d’Éphèse, contre trois grands types de venimeux : les serpents, les araignées-phalanges et les scorpions. Le roi du Pont Mithridate VI le Grand (120-63 av. J.-C.) élabora un contrepoison, le Mithridateion, qui lui permit de s’immuniser en absorbant jour après jour des doses de plus en plus fortes. Ce contrepoison à base de plantes permettait de combattre les venins de la tarentule, du scorpion ou de la vipère. L’efficacité de cette mithridatisation fut telle que Mithridate dut recourir à l’épée pour échapper à son vainqueur Pompée. Rien ne nous reste de ses écrits, que Pompée emporta à Rome et qui furent traduits en latin par l’un de ses affranchis, un certain Lenaeus. Le médecin Galien de Pergame (IIe siècle apr. J.-C.) citait dans le chapitre 8 de la Thériaque à Pison les noms d’animaux dont le venin est plus efficace et foudroyant que celui de la vipère. Il illustrait ce propos en affirmant que le poison absorbé par Cléopâtre était composé à partir de plusieurs reptiles. Galien insistait sur la décence de la mort de Cléopâtre, qui était pour lui comparable à celle de la Polyxène d’Hécube chez Euripide.

Les Grecs et les Égyptiens avaient de fait développé un important savoir scientifique sur les serpents. L’ophiologie égyptienne est en particulier illustrée par un papyrus conservant un manuel de recettes magico-médicales pour soigner les morsures de serpents (et les piqûres de scorpions). L’auteur présentait à cette occasion une quarantaine de reptiles venimeux, afin de déterminer pour chaque animal l’antidote le plus adapté. Les plus dangereux étaient les cobras et le céraste (la vipère à cornes). Le serpent de Cléopâtre serait un cobra égyptien, dont trois sortes sont connues : le naja Hajé, le naja ptuas et le naja chelidonia.

L’usage du poison était en effet répandu dans toutes les cours hellénistiques. […]

La publication d’une biographie de Cléopâtre par Christoph Schäfer en 2006 a donné un nouvel élan aux recherches sur la mort de la reine. Cet historien allemand s’est associé avec un professeur de médecine légale, Dietrich Debs. Pour cet expert, la mort par le venin de cobra n’est pas aussi douce et indolore que l’affirmaient les Anciens. Il paraît d’abord difficile d’admettre que le cobra ait été apporté subrepticement caché dans une corbeille de figues ou fleurs, ou bien dans un vase à eau. Les événements se déroulèrent au cœur de l’été égyptien, à un moment où les températures à l’ombre montent à 30-40° ; or le cobra a une plus grande agilité quand la température s’élève. Il ne pouvait donc rester caché, car l’animal devait demeurer immobile pour ne pas être découvert. L’utilisation d’un cobra vivant ne donnait pas de garantie, car l’animal pouvait cracher un liquide qui ne contenait pas de poison. La description clinique de cette mort n’entraîne une mort rapide (30 minutes) que lorsque le venin est dense et puissant, sinon l’agonie peut durer des heures. Elle n’est de plus pas indolore. Le venin atteint en effet le système nerveux périphérique et non le cœur du cerveau. Les premiers symptômes d’empoisonnement sont des vomissements, une paralysie musculaire oculaire, et des troubles au niveau des articulations et de la gorge. La mort arrive par raréfaction de l’air. L’évanouissement précède l’arrêt cardiaque. Il faut donc penser que la science des poisons offrait à la reine des poisons plus efficaces, plus rapides et plus sûrs. Il faut donc admettre que le poison violent a été dissimulé dans l’épingle à cheveux. Dietrich Debs propose un cocktail à base d’opium et de ciguë.

Bernard Legras, Cléopâtre l’Égyptienne, coll. Mondes anciens, 2021, pages 224-228.


Bernard Legras, Cléopâtre l’Égyptienne

Collection Mondes anciens

À rebours du discours idéologique présentant Cléopâtre VII sous un jour négatif, cet ouvrage rend compte d’une reine plus authentique s’affirmant comme une femme d’État, grâce à l’étude des sources historiques publiées depuis le début du XXIe siècle.

304 p • Bibliographie, index, cartes, illustrations n&b • Paru le 22 octobre 2021• 21 €


Bibliographie des sources citées dans cet extrait :

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