Une histoire fiscale de la conquête romaine, entretien avec Jérôme France

« Je suis persuadé qu’une étude globale de la fiscalité de l’Empire romain devrait aujourd’hui prendre appui sur un programme de recherche collectif de grande ampleur.  »

La conquête romaine est un fait majeur de l’Antiquité. Pourtant, la dimension fiscale de cette histoire, bien que tout à fait essentielle, n’a jamais donné lieu à une étude particulière et approfondie. C’est chose faite avec Tribut, une histoire fiscale de la conquête romaine, appelé à devenir un ouvrage de référence. Son auteur Jérôme France répond à quelques questions pour présenter cette enquête captivante, destinée à séduire tous ceux qui s’intéressent à l’analyse des grands régimes de domination.


Les Belles Lettres  Bonjour Jérôme France, vous êtes professeur d’histoire romaine à l’Université Bordeaux Montaigne et membre de l’Institut Ausonius, pouvez-vous tout d’abord nous exposer le parcours intellectuel et scientifique qui vous a conduit à écrire ce livre, Tribut, une histoire fiscale de la conquête romaine, tout juste paru ?


Jérôme France – À vrai dire ce ne fut pas un coup de foudre mais plutôt un mariage de raison. Après l’agrégation, j’avais commencé à travailler sur un premier sujet de thèse : « La forêt gauloise » ; l’archéologie du paysage était alors à la mode ! Mais cela n’aboutit pas, d’abord parce que j’étais professeur de collège dans la vallée de la Somme, ce qui me laissait peu de temps pour la recherche, et aussi parce que j’étais peu armé pour un tel sujet, au moment où se développaient des disciplines de pointe en archéobotanique, comme la palynologie, auxquelles je n’étais pas formé. J’ai ensuite été nommé en classes préparatoires, à Amiens puis à Paris, et j’ai alors souhaité reprendre des études doctorales. J’ai choisi d’aller voir Claude Nicolet qui m’a « donné » un sujet d’histoire fiscale : le quarantième des Gaules, qui était la taxe douanière en vigueur dans une large partie de l’Occident romain. Claude Nicolet travaillait alors sur ces questions, notamment en raison de la publication du règlement douanier de la province d’Asie découvert à Éphèse. Voilà comment je suis devenu un spécialiste de la question. Mais je dois dire que je n’ai jamais regretté d’avoir accepté ce sujet, car il se trouvait en fait au croisement de plusieurs questions très intéressantes, de l’économie, de la politique et de l’histoire sociale. Après ma thèse, et l’élection à l’université, d’abord à Nancy puis à Bordeaux, j’ai continué à travailler sur les douanes romaines tout en élargissant mes perspectives à l’imposition directe sur les provinces – les tributs – et aux relations entre le pouvoir romain et les sociétés provinciales, à travers une réflexion sur la nature de la domination romaine. C’est ainsi que j’en suis venu à l’idée d’écrire ce livre.


La fiscalité, comme vous le rappelez en introduction, est d’abord ce qui permet à l’Etat de se procurer des ressources. Elle est un facteur d’autorité, de contrôle et de gestion ce qui en fait un angle aussi légitime qu’inédit pour aborder l’histoire de l’empire romain : tout d’abord, quelles bornes avez-vous données à cette histoire, pourquoi ?


J.F. – Au départ, je voulais faire un livre sur l’impôt dans l’Empire romain à l’époque de l’empire, c’est-à-dire à partir d’Auguste et disons jusqu’à Dioclétien ou Constantin. Et cela d’autant plus que j’étais identifié comme spécialisé dans cette période, dans le cadre académique français qui est assez compartimenté et où les postes sont « profilés » soit sur la période républicaine, soit sur celle de l’Empire, et même plutôt du Haut-Empire, les postes dévolus à la période tardive étant plus rares, sans parler de la période archaïque. Mais je savais qu’une telle étude devait forcément commencer par un bilan sur la fiscalité de l’époque républicaine, à la fois celle de la cité romaine, avec le tribut des citoyens romains, un impôt civique, et celle que Rome imposait aux communautés qu’elle soumettait et qui entraient dans son empire. Chemin faisant, cette première partie a grossi de plus en plus, pour finir par prendre la dimension d’un livre. Et comme je ne voulais pas faire un ouvrage trop massif, parce que je tenais à ce qu’il soit lu et que je sais que les livres trop imposants découragent le lecteur, j’ai fini par m’arrêter là où je voulais commencer, c’est-à-dire le moment augustéen. Il y a une autre raison à cela, d’ordre plus scientifique. Je suis persuadé qu’une étude globale de la fiscalité de l’Empire romain devrait aujourd’hui prendre appui sur un programme de recherche collectif de grande ampleur, en raison de l’abondance des sources et de la diversité des situations, sur le modèle, par exemple, de ce que fait à Ausonius mon collègue Alberto dalla Rosa sur le patrimoine impérial, dans le cadre d’un projet financé par la communauté européenne.


Du pillage au consentement, comment s’est transformée cette expérience civique de l’impôt à Rome ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’efforts inattendus demandés aux Romains, et des moyens mis en œuvre pour les obtenir ?


J.F. – La fiscalité romaine était un système fondamentalement civique, reposant sur un ensemble de revenus et de taxes qui alimentaient les caisses de la cité, et sur une contribution extraordinaire – en théorie –  , le tributum, qui servait à financer la guerre. Le tribut était assis sur le census, le recensement et le classement des citoyens romains en fonction de leur fortune, et il était réparti entre les tribus. C’était un système qui permettait au Sénat de mobiliser rapidement des ressources en argent et aussi en hommes. Mais cela signifie que le peuple, en tout cas une partie de celui-ci, celui des citoyens mobilisables et des contribuables, avait aussi son mot à dire. On le voit bien au moment de la première punique : en 253, après quelques désastres navals et la perte de plusieurs flottes, en grande partie en raison de l’incompétence des consuls qui les commandaient, c’est le peuple qui refuse d’engager de nouveaux frais pour la construction navale. En 251, après quelques succès encourageants, on décide néanmoins de financer une nouvelle flotte pour réduire les dernières bases carthaginoises en Sicile, à Drépane et Lilybée. Mais elle ne fait pas beaucoup d’usage : une partie est anéantie devant Drépane, une autre devant Lilybée, et le reste finit englouti dans une tempête. Dès lors, c’est terminé : les navires restants sont confiés à des particuliers qui se livrent à une guerre de course sur les côtes d’Afrique en gardant le butin pour eux.

Prenons un autre exemple, pour montrer comment les Romains firent face financièrement aux désastres des débuts de la seconde guerre punique. On se rappelle qu’Hannibal, passé en Italie par les Alpes, leur infligea plusieurs défaites et surtout celle de Cannes, en 216, qui fut sans doute l’échec le plus sanglant subi par une armée romaine. Rome est alors directement menacée en Italie, tandis que des généraux combattent en Espagne, en Sicile et en Sardaigne. La République paraît alors aux abois, et la situation financière en particulier est très tendue. On recourt à toute une série d’expédients et notamment aux publicains. Mais surtout le tribut est doublé, et une contribution extraordinaire est imposée aux plus riches. Dans un premier temps, le peuple supporta cet effort, en raison de la gravité de la situation et parce que la stratégie d’usure menée par le dictateur Fabius Maximus était largement approuvée. Cependant, l’enlisement des opérations finit par entraîner un fort mécontentement, et en 210 la décision d’une nouvelle contribution extraordinaire se heurta à une forte résistance populaire. Les consuls proposent alors que les sénateurs s’imposent eux-mêmes en livrant la plus grande part de leur fortune, et le mouvement est suivi par les chevaliers et le peuple. Mais derrière ce récit de Tite-Live, qui met en avant le désintéressement patriotique de la société, on voit bien qu’il s’agit en fait d’une sorte d’emprunt volontaire auquel souscrivirent les plus riches, un peu sur le modèle des liturgies athéniennes, et qu’ils se firent par la suite intégralement rembourser.


Pourquoi les Verrines de Cicéron tiennent-elles une place si importante dans les sources auxquelles vous vous référez ?


J.F. – Tout simplement parce qu’il s’agit de la source la plus abondante et la plus précise sur l’administration d’une province sous la République romaine, en l’occurrence la Sicile, tout en faisant la part, évidemment, du caractère à la fois rhétorique et très partial du texte qui est un réquisitoire contre le gouverneur Verrès, accusé par les Siciliens de malversations et d’abus de pouvoir. Parmi les livres des Verrines, celui sur le blé, le De frumento, constitue un dossier de première importance sur la fiscalité de la province, caractérisée par de massifs prélèvements en blé, dans le contexte d’une grave crise annonaire à Rome. Le texte est d’un abord assez technique, mais son caractère très concret permet d’aller au cœur du fonctionnement du système fiscal de la province.


Vous mentionnez plusieurs fois les travaux d’Adam Tooze sur l’économie nazie. Pouvez-vous nous éclairer sur ce parallèle ?


J.F. – Je lis beaucoup d’ouvrages d’histoire contemporaine et j’ai une grande admiration pour des historiens tels que Tony Judt, si tôt disparu, Götz Aly, que j’ai malheureusement découvert trop tard, Timothy Snyder et bien sûr Adam Tooze. Le Salaire de la destruction est un très grand livre. Il m’a beaucoup influencé, tant par l’acuité de ses analyses que par l’ampleur de son point de vue et l’aplomb de sa pensée. Lorsque je travaille sur une question d’histoire romaine et que je réfléchis au sens que l’on peut lui donner, les parallèles avec le monde moderne et contemporain me viennent spontanément à l’esprit. C’est peut-être parce que l’empire romain a profondément imprimé sa marque sur l’histoire de l’Europe et de l’Occident, sans doute aussi parce qu’il constitue une matrice de ce qu’Adam Tooze appelle « la tradition européenne de conquête et d’implantation coloniale » que l’on peut comparer avec profit avec les formes successives que celle-ci a revêtues dans l’histoire.


Quel rapport entretenez-vous avec le catalogue des Belles Lettres ? Pouvez-vous nous citer quelques titres favoris  ?


Je suis impressionné par le caractère très varié du catalogue des Belles Lettres et l’audace de ses choix éditoriaux. J’avais énormément apprécié la publication du Journal de Maurice Garçon, un grand diariste ! Récemment j’ai été heureux de voir réédité Le Monde d’hier de Stefan Zweig que je ne me lasse pas de relire, et j’ai découvert Le Grand Horloger de Kenneth Fearing et Retour sur le Don de Mario Rigoni Stern, qui m’a beaucoup fait penser au Cheval Rouge d’Eugenio Corti.



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En librairie

Jérôme France
Tribut. Une histoire fiscale de la conquête romaine

15.9 x 25 cm – 542 pages – Bibliographie, index, cartes

Paru le 9 avril 2021.

25,50 € (existe en e-pub)

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