Patience, rigueur et fluidité : les leçons du crabe et du papillon

La chouette, première de couverture des Belles Lettres depuis 1920, parle enfin d’elle ! Claude Helft, avec malice et érudition, lui fait également aborder les autres emblèmes des collections-phares de la maison. En voici un extrait.

Il existe depuis la Renaissance d’élégantes petites images, qui sont, d’après Paul Dupont, l’auteur d’une Histoire de l’imprimerie, « des énigmes de sphinx que la sagacité même d’Apollon ne saurait résoudre ». L’une d’elles représente un crabe tenant dans ses pinces un papillon. Elle figure en belles couleurs depuis 2008 sur la couverture de la collection Essais et ne manque pas d’intriguer.

Le crabe tenant le papillon fait sa première apparition sur le revers d’une monnaie d’or, frappée du temps d’Auguste.

À propos de cet empereur qu’il présente comme « un général parfait », Suétone écrit dans Les Vies des douze Césars : « Rien ne lui convenait moins que la hâte et la témérité. Aussi répétait-il fréquemment ces maximes : « Hâte-toi lentement », « Chez un chef, prudence vaut mieux que hardiesse et on fait toujours assez vite ce qu’on fait assez bien ». L’historien cite les deux formules en grec, mais la première, sous sa forme latine, Festina lente, a fait florès.

 « Prince des Humanistes », Érasme, dans ses Adages, édités pour la première fois en 1500, réédités seize fois de son vivant, ignore l’image crabe-papillon, mais commente longuement la maxime d’Auguste. Il apprécie sa « tournure percutante », véritable « pierre précieuse » pour ceux qui veulent forger des adages, dont le but est d’être utile à tous, et spécialement aux rois. Voici donc ses trois conseils inspirés par Festina lente :

D’abord, toute décision mérite mûre réflexion, mais une fois prise, il faut mener l’action rapidement. Et de citer la sentence : « Guerre bien préparée, c’est victoire assurée. »

Ensuite, les émotions doivent être soumises à la raison. Les premières doivent obéir à la seconde « comme à leur roi ». Comme exemple, il campe le bouillant Achille (l’émotif), qui, comme il se précipitait sur Agamemnon, fut retenu par Athéna (la raison) et remplaça alors les coups qu’il voulait porter par des insultes. Moindre mal. On comprend là que la raison n’empêche pas l’émotion, mais qu’elle en modère les conséquences.

Enfin, Érasme affirme : « Toute affaire doit être menée sans hâte excessive. »

Puis il cite Caton s’adressant aux gens pressés : « Si c’est bien, c’est assez tôt. » Érasme note que la formule le faisait rire, quand il était étudiant, sans doute à cause de son aspect rustique, comparée à la forme plus rythmée de Suétone : « On fait toujours assez vite ce qu’on fait assez bien. »

Si Érasme s’attarde sur Festina lente, c’est aussi qu’elle est devenue la maxime de son éditeur-imprimeur et ami, Aldo Manuzio. Celui-ci avait entrepris à Venise la formidable tâche de réunir les meilleurs érudits pour établir les plus authentiques des textes antiques avant de les imprimer à l’intention du plus grand nombre (si j’osais, je dirais que c’est aussi l’ambition de mes collections). Le magnifique hommage d’Érasme à Aldo Manuzio est plein de fougue :

« Par Hercule, c’est un travail herculéen digne de l’esprit d’un roi, que de donner au monde quelque chose d’aussi divin, alors que c’était dans un état de délabrement presque total ; de découvrir ce qui gît caché, de déterrer ce qui est enterré, de redonner vie aux morts, de réparer ce qui est mutilé, de corriger ce qui est corrompu de tant de façons, spécialement par la faute des mauvais imprimeurs qui considèrent le gain d’une simple pièce d’or plus important que toute la littérature. »

Parmi ses chefs-d’œuvre, Aldo Manuzio a imprimé un livre d’un nouveau genre à son époque, promis à un succès sans précédent, Emblemata de Andrea Alciat. L’auteur, né près de Côme, est un très savant professeur de droit, parfait connaisseur de grec et de latin, humaniste convaincu. Créateur du fond et de la forme, il compose, pour son divertissement disent ses biographes, ce recueil d’Emblèmes. Le mot latin emblema désigne un composant d’un ouvrage mosaïqué. Guillaume Budé le définit comme « quelque chose qu’on enchâsse et qu’on insère, quelque chose qu’on emboîte – fait de manière qu’il soit placé pour servir d’ornement provisoire et détachable ».

De sa prodigieuse connaissance des textes anciens, Alciat détache ou compose des sentences qu’il charge d’un sens moral. Il se donne comme règle que la phrase soit allusive, énigmatique pour mieux frapper, convaincre (et charmer) les esprits. Il laisse à l’imprimeur le soin d’ajouter à son texte les images nécessaires en recommandant que leur association renforce bien le mystère. Et chacun pourra prendre et insérer où il voudra la devise ainsi constituée.

Comme les rois ont leurs sceaux, les imprimeurs, et en premier Manuzio, ont leurs marques. Elle leur sert à la foi de signature, et de profession de foi en leur métier. Les textes frappants des Emblèmes offrent un choix presque inépuisable (beaucoup d’ajouts de la part d’Alciat au fil des éditions, et la mode des livres d’emblèmes se répand). Les imprimeurs ajoutent facilement des illustrations comme le suggère l’auteur : leurs imprimeries sont pleines de talents, d’abord ceux des peintres miniaturistes reconvertis puis ceux des graveurs prestigieux de leur siècle.

Pour sa part, Manuzio s’inspire d’un denier d’argent de l’époque de Titus, dont il possède une pièce. Sur une face, un dauphin s’enroule autour d’une ancre. Aldo Manuzio lui associe le Festina lente d’Auguste. Au jeu des devinettes, cela signifie-t-il que pour lui son métier nécessitait deux qualités : la solidité (de l’ancre) et l’agilité (du dauphin) ? La rigueur de l’érudition qui faisait la qualité de ses livres devait-elle être soutenue par son habileté en invention de procédés d’impression, ou par sa souplesse en affaires, même si Chigi, son banquier, était un mécène ? Son héritage, d’ailleurs, ne sera pas beaucoup plus que la transmission de l’imprimerie à ses enfants.

En 1536, une édition en français de Emblemata présente l’image de l’ancre et du dauphin accompagnée d’une épigramme.

« Quand des vents font effort sur mer
Moyennant l’ancre on rompt leurs cours :
Le dauphin qui veut l’homme aimer
L’embrasse pour lui donner secours.
Cette figure en son discours
Montre qu’un roi portant le sceptre
Doit être au peuple tel recours
Que l’ancre aux mariniers sait faire. »

La leçon est ici faite pour les princes. Et cette fois, elle est claire. C’est le rôle de l’épigramme d’expliquer.

Mais, quand ils en sont dépourvus, Festina lente, son ancre et son dauphin ou son crabe et papillon restent un « nœud de paroles et d’images » selon la définition de Scipione Ammirato en 1562. Suggérer un sens demande mille précautions. Pour notre crabe et papillon, nous savons, grâce à l’archéologue et historien suisse Waldemar Deonna, que le crabe pour les Anciens n’avait pas la réputation de la lenteur, ni le papillon celle de la légèreté. Ce qu’en aurait pensé Auguste nous reste inconnu.

Les Humanistes amateurs de devises en réalisant l’attelage crabe-papillon-festina lente ont sous-entendu quelque chose. C’était la règle du jeu d’Alciat. Peut-on deviner que le crabe représenterait la raison qui pèse les choses, et aurait pour rôle de tenir délicatement mais fermement la bride au papillon, au vol impulsif, au désir d’action, tout en pouvant le lâcher au bon moment ?

Une famille de libraires, les Frellon, à l’enseigne de « À l’écu de Cologne », à Lyon, ont aussi fait leur marque du crabe tenant le papillon. Ils ont changé la maxime d’Auguste, mais gardé son sens, en écrivant à sa place « Matura » « Laisse mûrir », au-dessus ou au-dessous de l’image. Mûr est l’instant parfait pour agir, ni trop tôt, ni trop tard, et il s’agit de le prévoir. Jacques de Strada, un autre libraire, dans la même ville, en 1553, l’écrit en grec et lui, l’interprète ainsi : « Il se hâte lentement et est né sous une bonne étoile celui qui, avec prudence, mène à bonne fin toutes ses affaires. »

Plus tard, La Fontaine s’en souvient pour sa tortue :
« Elle se hâte avec lenteur. »

Boileau l’adapte pour ses conseils aux écrivains :
« Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »

Les fondateurs de la collection Essais ont suivi l’exemple. Ils se sont sentis autorisés à donner eux aussi un sens « à la lenteur cuirassée du crabe [mariée] à la légèreté du papillon », selon les mots de Pierre Laurens. Dans un essai, il faut joindre à la rigueur (le crabe) de l’érudit, la fluidité (le papillon) du style. Aux pensées audacieuses convient une expression sans jargon.

En tant que chouette, habituée au vol, qui nécessite à la fois force et légèreté, je le comprends ainsi, et j’en suis d’accord, moi qui me reconnais, pour la tempérance, dans une formule empruntée à notre Guillaume Budé : « être sage avec mesure, afin de l’être avec succès », et pour la patience, dans les mots d’Henri Michaux : « Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage. »

Claude Helft
Chouette & Cie

192 pages. Bibliographie
Paru le 19 février 2021 – 21,50 €
EAN13 : 9782251450506


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