Platon par André Tubeuf : les accès qui parlent

Dans son nouvel essai, le philosophe André Tubeuf restitue la générosité, la spontanéité et la clarté de ses enseignements oraux pour nous faire entrer sans crainte, quel que soit notre niveau, dans la citadelle de Platon.

Relirais-je tout Platon, pour me permettre d’en parler ? Je n’ai plus guère les yeux, ni la patience, ni peut-être le temps. J’ajoute que je n’en éprouve pas la nécessité. Je n’ai jamais prétendu tout savoir de Platon, je n’ai pas tout lu, les Lois, le Parménide aussi, me sont tombés des mains. Mais ce que j’ai lu je l’ai bien lu, comme on fait forcément quand on doit expliquer à d’autres, dont l’attention critique est impitoyable, et qu’on ne saurait payer d’à peu près. Simples angles, pour entrer dans la citadelle par des accès qui parlent. Je n’ai jamais pratiqué un enseignement savant, j’ai essayé de pratiquer un enseignement stimulant. À chacun ensuite de se trouver en lui-même, des raisons, des façons d’aller plus loin. Dans sa propre voie. Sinon, n’est-ce pas, l’acte d’écrire n’irait pas plus loin que ce qu’on a mis sur le papier. D’autres le font beaucoup, et sont définitifs ou rien. Je ne peux pas. J’ai trop longtemps été oral, et seulement oral. Trop longtemps j’ai eu en face de moi cette chose incomparable : des jeunes gens qui écoutent avec leurs yeux, des yeux qui écoutent. On donne, ici, maintenant. À eux de jouer.
André Tubeuf

On lit dans Apollinaire :
« Enfant, je t’ai donné ce que j’avais. Travaille. »

Né à Smyrne en 1930, André Tubeuf entre à l’ENS (Ulm) en 1950. Agrégé de Philosophie en 1954, il occupe son premier poste à Nancy, au Lycée Henri Poincaré puis au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg où il enseigne jusqu’en 1992. Appelé comme conseiller pour la musique aux cabinets de Jacques Duhamel puis Michel Guy, il continue à assurer ses cours de Classes Préparatoires. Il commence en 1976 sa collaboration avec le Point, et avec Diapason, Opéra International et enfin Classica. Depuis 1980, il a publié des ouvrages sur le Lied, Mozart, Beethoven, Richard Strauss, Verdi. Ces derniers livres en date sont : le Dictionnaire amoureux de la Musique (2012) ; Je crois entendre encore (2013) ; Hommages (2014) ; Adolf Busch, le premier des Justes (2015) et Bach ou le meilleur des mondes (2017, Prix de la Critique de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre).

André Tubeuf, l’art de creuser son microsillon

Un article de La Croix de juillet 2020 à retrouver en ligne.


Buvons ensemble quelques paroles :

Maître et disciple

Platon, Criton

 » S’il fallait réduire l’activité intellectuelle de Socrate à une, on dirait : pédagogue.
C’est l’acte d’amour le plus beau. Le seul peut-être, en Platon comme ailleurs, qui mérite ce nom. Suggestion foudroyante apportée par Simone Weil : « Les Grecs assimilaient à l’amour le choc que ressentent en présence l’un de l’autre ceux qui sont destinés à être maître et disciple » (Cahiers III, p. 239).
En résulte que Socrate n’est pas, ne saurait être l’ami de tout le monde. Pour lui-même il ne craint rien. On le verra bien dans le Criton payer l’amende suprême, laisser prendre sa vie par obéissance, définitive et qu’importent les circonstances (oui, oui ; non, non). Les Lois l’ont condamné ? Injustement ? Il mettra le devoir de se soumettre à la loi au-dessus de ce qu’on pourrait en toute autre circonstance être loi suprême pour lui ; dénoncer l’injustice, définir ce qui est juste assez précisément pour qu’on ne puisse être injuste qu’involontairement. Ainsi Socrate.  » (page 20)


Gorgias, vite !

 » Lisez le Gorgias. C’est un roman de mœurs, du Balzac souvent, on est chez les avocats (princes reconnus du langage) et chez les gangsters aussi (ne pas confondre).
On est dans l’Athènes vraie. La compétence y est en jeu, question gravissime. Qui est qualifié, a qualité, pour ceci, ou pour cela ? Et il s’agira bientôt que les postes, les chantiers, les contrats aillent à ceux qui ont fait leurs preuves, et qu’on en sait capables. Questions serrées, typiques de Socrate, qui font croire qu’on n’avancera jamais, mais qui déblaient le terrain : ainsi on va savoir où on met les pieds et où procéder maintenant. C’est là sa compétence à lui. Compétence serait, dans la cité et ses commerces et échanges, un peu l’équivalent de ce qui, situé plus haut, au plan de l’esprit, serait dit vertu propre, fonction propre, oïkéïa arêtè.
Pour des travaux à effectuer sur les Longs Murs c’est à un architecte qu’on s’adressera, n’est-ce pas, plutôt qu’à un médecin ? Et cet ingénieur, à son tour, aux corps de métier dont il a l’expérience, et pas à des maraîchers, simples vendeurs de salades ? – Bien sûr, Socrate, c’est évident –. Et s’il s’agit de prescrire un remède, ayant trouvé lequel sera bon, non pas à l’architecte des Longs Murs, n’est-ce pas, mais au médecin ? Il semble bien que oui.

Platon, Gorgias


Mais ce qui va sauter aux yeux à la ligne d’après c’est que pour faire avaler au malade le remède, qui est saumâtre, ni le médecin n’aura compétence, ni l’ingénieur – mais le rhéteur : celui qui parle bien, et fait avaler toute pilule. On est dans la cité, chez Platon, ne l’oublions jamais. Si on y traite tant de métaphysique, c’est pour que des bases intellectuelles désintéressées, assez solides, permettent qu’on ait des repères, qu’on garde son sang-froid quand la discussion porte sur les problèmes chauds propres à cette arène-là. Et Dieu, que les temps ont peu changé ! L’opinion pour Pascal était reine du monde, l’Opinion publique. Sur ce monstre-là à peine si le didascalique a prise. À tout enseignement il se dérobe. À lui plutôt le privilège qu’il s’arroge de donner des leçons, de prêcher d’exemple, de définir les fins. Homme d’influence(s) au fond, et qui s’en contente. Avoir raison ne l’intéresse pas. Mais l’influence seulement, dont il trafique. De l’influent à l’influé on passe plus vite et à moindre prix que du maître au disciple. Aussi l’espèce pullule, répandue par simple contagion. Car les influés même floués, auront appris à ne croire que les influents, les impressionnants. Lisez vite le Gorgias. Il y va du salut de toute République. » (pages 23-24)


Acribie

Platon, Le Sophiste

 » Toute discussion attend d’elle-même davantage de lumière sur le point traité ; et un consensus des participants au vrai, non pas : car le vrai ne se déduirait que de ce qui peut être déjà et d’avance tenu pour vrai, et ainsi jusqu’à l’infini de l’origine, sur quoi nul évidemment ne peut prendre légitime appui. Au vrai on renoncera donc, en matière de langage, il le faut bien. Tout y est jugement synthétique – et c’est pourquoi il avance en effet, et trouve à dévoiler, en effet. À la place, on se contentera d’approximations, mais d’une approximation de toutes la plus soigneusement pesée et même, pourrait-on dire, pelée ; au rasoir. L’esprit directeur, Socrate en l’occurrence, se sert de l’esprit autre, qu’il attise et aiguise en le contrariant, en le pressant dans d’autres retranchements, d’autres encore.
Si le vrai est lumière, la foi philosophique est qu’il sortira de là. Mais y aura-t-il jamais un Vrai, en matière de langage ? Dire, c’est dire Autre chose, et Autrement.
Tout le Sophiste, œuvre sûrement la plus escarpée de Platon, et sa plus essentielle (il porte, lui, sur l’Être, expressément), nous le répète, nous montrant (un peu, très peu : simples lueurs) comment ne pas trop errer dans ce continent qu’est l’existant. Alors, sur le sentier terrible de la recherche du Vrai (et sa porte étroite) l’Erreur, qu’on le sache, est le beau risque, kalos kindunos, que doit prendre cette quête. Honneur aux hardis, et même aux foudroyés. Mais les tièdes, ah eux seront vomis.
Les approximateurs.
Acribie n’a pas de négatif, et il n’y a pas non plus de « cribie » dont elle soit le privatif. Mais le bon grec lui donne un parfait contraire, la malachia, qui veut aussi dire mollesse et, pour entrer au pays des péchés capitaux, la paresse. Pas l’oisiveté, mais la paresse, mère de vices bien plus grands encore. C’est paresse, et la pire, de ne pas aller au bout de ce qu’on dit, au bout de ce qu’on sent, ou pense. L’esprit exige, ou n’est pas esprit. Tout le Platon secret est dans ce service incessant que Socrate rend à la pensée en acte, celle qui s’exerce, et lime. » (pages 33-34)


Pleonexia

 » Les hommes auraient dû ne jamais sortir de ce jardin sur les hauteurs d’Athènes [celui de La République], si propice à la causerie, à l’heure fraîche. Le malheur, c’est que presque aucun d’entre eux n’y est né, ne l’a connu comme enfant de la maison. La plupart ne l’ont regardé qu’à travers grilles ou barrières. Avec nostalgie, comme dans les histoires d’Éden et de pays perdu ? Non. Avec convoitise, comme le bien d’autrui.
Parmi ces convives de bon esprit et bonnes mœurs, microcosme dans un jardin de la Cité telle qu’elle pourrait (devrait) être, un est plus remuant. Son nom déjà, Thrasymaque, indique la combativité, la hardiesse au combat, avec mauvais coups si on peut. Il n’est pas dans sa loi à lui de jouer fair play, de suivre des codes de joueurs de polo. Lui joue pour gagner. Avec lui entre en ce jardin l’ennemi masqué mais naturel de toute sagesse, de toute tempérance : le goût d’avoir, et d’acquérir, et d’amasser ; cette faim en matière d’avoir, qui fait qu’aussi on regarde dans l’assiette d’autrui, et pas pour partager : pour se l’approprier si possible. Tout le vocabulaire de cette idylle (qui reste idylle : tant le soir est beau) va tourner autour de l’Avoir. Cette façon de philosopher (si c’en est déjà une) fait bon marché de l’Être, l’Être comme étant, l’Être copule, etc. On est physique ici, pas métaphysicien, les prises sont concrètes, et pourraient devenir des prises en effet, comme un butin de guerre. Ctèsis est dès la base cette passion d’avoir, inflammatoire déjà par rapport à l’exis, qui désigne le seul fait d’avoir, comme une maison a un jardin, et le corps un bras, et le bras une main. Rôde aussitôt dans ce jardin la pleonexia, goût non pas de l’avoir, mais du davantage : ce qui soudain fait décoller vers quelque chose d’abstrait, non chiffrable ni prenable : le toujours plus, moteur de toute insatisfaction. » (pages 64-65)


Le chant des cigales

 » Il règne sur le Phèdre une qualité de lumière unique chez Platon. Une lumière physique, qui réchauffe sans peser, ni porter des violences. Elle pourrait être musique.
Le lieu est amène, aux bords de l’Ilissos, avec un courant frais, et qui n’invite pas à digressions sur ce qui devient et passe. Pour une fois nous sommes en vrai loisir, skholèn agomen : et ce loisir signifiait déjà, dans la leçon du Théétète, qu’on est à l’aise pour faire école, tenir école. Socrate sera moins dialecticien qu’ailleurs : à peine si on trouvera dans ce dialogue de la stichomythie, cet échange serré, avec répliques brèves ; mais ici discours déployés, qui visiblement ont le temps et, pour une fois, pourraient être écrits.

Platon, Phèdre

Je garde quant à moi le souvenir ébloui d’avoir pu, en classe, aborder en même temps le grec et la philosophie par ce versant aimable pour l’un comme pour l’autre, qu’est le Phèdre. Gratitude éternelle. Si je tâche de me remémorer comment tout cela advint, je me retrouve moi-même ce garçon sans âge ni visage qui chemine à côté de Socrate et voudrait d’une façon plus pressante, signe de philia au moins, d’attachement chaleureux, lui prendre la main, marcher main dans la sienne. Car ici, très ostensiblement, on parle d’amour, et de la sorte d’amour, du protocole d’amour qu’il est convenable qu’aient, réglant leur conduite à l’un et à l’autre, deux messieurs sages. Leurs âges respectifs n’entrent pas en question. Tous deux vingt ans ou tous deux cinquante ; ou l’un largement aîné. Une première chose certaine est qu’ils se parlent, et que là est l’essentiel de leur entretien ; une autre, que dans l’attrait qui les conduit l’un vers l’autre l’impulsion monte de l’intérieur du corps. Première évidence, base pour tout le reste, on n’y reviendra pas (et c’est établi pour tout ce qu’on peut lire de Platon par ailleurs). Mais autre chose est assuré, qui ne sera pas remis en cause non plus : que si cet élan, ce sentiment ont à passer par le corps qui est à la fois leur lieu et leur moteur, c’est l’âme pour l’instant sans yeux, l’âme irréveillée, l’âme assurément qui attend (et de toute son éternité, et de tout son désir) d’être touchée ; que les yeux lui soient dessillés par cette lumière venue des corps. Car seule l’âme s’adresse à l’âme, elle ne consent au corps qui l’emprisonne qu’ayant constaté que ce corps ne l’ensevelit pas tout entière, soma, sèma : mais au contraire est là pour lui procurer accès ; qu’ainsi elle soit accessible. L’âme visée, l’âme touchée ! Et qu’alors chantent les cigales, les saintes et célèbres cigales du Phèdre ; intermédiaires entre le ciel et nous et qui nous disent la fonction qui fut première en nous, et que l’Amour, la Beauté, objets énoncés du discours où on est, nous font allusivement, douloureusement, mais joyeusement aussi, retrouver : chanter. » (pages 133-134)


André Tubeuf, Platon de plain-pied

Les Belles Lettres, 304 pages, 21 €
En librairie le 8 octobre 2020.
EAN13 : 9782251451046


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