Purifier la cité grecque • Extrait de Miasma, de Robert Parker

Paru en Angleterre en 1983, ce classique de l’anthropologie historique, aujourd’hui traduit pour la première fois en français, propose une réflexion sur la souillure et la purification dans le monde grec. L’extrait proposé aujourd’hui détaille la figure du roi coupable des maux de la cité.

La souillure est un phénomène omniprésent dans les témoignages que nous a laissés la Grèce antique. Pourtant, jusqu’à la parution de Miasma en 1983, sa signification et ses manifestations n’avaient pas encore fait l’objet d’une étude synthétique. Son intérêt excède largement l’étude du monde grec antique. L’ouvrage soulève en effet des questions méthodologiques capitales : la critique et le croisement des sources (notamment littéraires), l’utilisation en histoire des apports de la sociologie, de l’ethnologie et de l’anthropologie, ou encore la réflexion sur la place du religieux et des rituels dans la vie quotidienne. Voir le sommaire

La figure du roi coupable

Extrait du chapitre 9 – Purifier la cité

Les notes placées en fin de volume ont été ici supprimées.

Venons-en maintenant à la figure du roi coupable. Un regard rétrospectif l’a souvent fait percevoir comme un descendant du roi magique de Frazer, mais peut-être faudrait-il aussi le considérer comme un précurseur, par exemple, de Démosthène, « le démon commun qui souille toute la Grèce ». Toutes les périodes de l’histoire grecque fournissent des preuves de la concentration de la culpabilité sur la figure du chef. Souvent, bien sûr, le blâme avait trait à la sphère d’activité qui le concernait plus particulièrement (habituellement, le domaine militaire) ; on constate pourtant qu’à la fin du IVe siècle, l’impiété d’un orateur provoquait encore le mauvais temps : l’influence particulière qu’une personne investie d’une autorité exerçait sur les affaires humaines s’étendait donc aussi au fonctionnement de la nature.

Nous avons déjà cité des attestations mythologiques de retournements opérés contre le roi. L’histoire des Énianes, rapportée par Plutarque, en fournit un bon exemple : inspirés par un oracle, ceux-ci lapidèrent un jour leur roi pour mettre fin à une sécheresse. Un passage de l’Odyssée laisse entendre que la réponse au malheur pouvait régulièrement prendre la forme de cette réaction ; c’est la question posée à Télémaque, fils du roi : « est-ce par obéissance à une “voix divine” que le peuple hait ta famille ? » Si certains commentateurs ont interprété la « voix divine » comme un simple « sentiment mû et inspiré mystérieusement », il semble plus naturel de suivre la scholie pour la considérer comme un oracle. Le désaveu du roi en période de détresse était un contrepoids logique à la croyance, attestée par un passage bien connu de l’Odyssée, selon laquelle la prospérité dépendait aussi de lui : « et l’on parle de toi comme d’un roi parfait, qui, redoutant les dieux, vit selon la justice. Pour lui les noirs sillons portent le blé et l’orge ; l’arbre est chargé de fruits ; le troupeau croît sans cesse ; la mer pacifiée apporte ses poissons, et les peuples prospèrent ». Une croyance de ce type semble avoir fourni aux sujets, entre autres choses, une sorte de levier moral qu’ils pouvaient actionner contre leur dirigeant. Ce fut certainement à ce titre qu’Hésiode la mit en valeur dans le fameux diptyque de la cité juste et de la cité injuste. La justice apporte la santé, des enfants sains, de bonnes récoltes et des animaux vigoureux, des mers calmes et la fortune des armes ; l’injustice entraîne le contraire. La mise en garde selon laquelle « souvent même une ville entière se ressent de la faute d’un seul » s’applique en principe à chaque citoyen. Sur un plan strictement pragmatique, cela ne manquait pas de pertinence à une époque où des communautés entières pouvaient se retrouver exposées aux attaques de leurs voisins en représailles à des affronts commis individuellement par leurs membres. Mais il apparaît clairement que c’est l’injustice des rois qu’Hésiode souhaite présenter comme une menace pour la prospérité générale. Même au niveau purement pratique mentionné à l’instant, seuls les crimes des puissants menaçaient réellement ce bien-être. Si un Troyen ordinaire avait enlevé Hélène de Sparte, il eût évidemment été livré aux Grecs et cela aurait évité la guerre. Mais avec le puissant, il en allait différemment, comme le soulignent les poètes : « je crains que la cité ne succombe avec ses rois » ; quidquid delirant reges, plectuntur Achiui. Cette capacité propre au roi s’étendait aussi à un niveau métaphysique. Il portait et incarnait la prospérité de son peuple (raison pour laquelle il ne pouvait être infirme). Sa relation au divin était unique. Il est « issu de Zeus » ; les dieux peuvent interférer avec l’ordre naturel en envoyant un coup de tonnerre pour l’honorer ; même ses rêves peuvent se charger d’une signification inconnue du commun des mortels. Revers de la médaille, ses crimes prennent aussi une signification unique sur le plan religieux, ce qui fragilise sa prééminence dans ce domaine. Si, par son injustice, il se rend lui-même impopulaire, ses sujets sauront à qui s’en prendre en cas de catastrophe. Dans l’Iliade, la peste découle ainsi du crime du commandant en chef (là encore, n’importe qui d’autre aurait été obligé de rendre Chryséis immédiatement) : eût-il persisté dans son refus de rendre la jeune fille, que l’armée grecque eût été forcée de le lapider.

À la période historique, à bien des égards, la situation s’était modifiée. Aucun des rois « nourris par les dieux » n’existait encore, sauf à Sparte, et même ceux-ci avaient les ailes rognées. On pouvait désormais recourir à des modes directs de déposition des commandants impopulaires : il n’y avait donc plus besoin de les accuser d’avoir causé des mauvaises récoltes. Aussi, même si l’expulsion de boucs émissaires de haut rang dans la société grecque du Ve-IVe siècles revêtait un caractère endémique, on n’en accusait pas pour autant la victime d’avoir mal agi par le truchement de moyens mystérieux ou invraisemblables. La folie, la lâcheté ou la corruption pouvaient certes conduire un général à laisser passer une chance ou à mener son armée au désastre. Mais l’élément irrationnel qui se trouvait à la source de telles poursuites n’en apparaissait pas moins évident à nombre de contemporains. Tel était déjà l’objet de la plainte de l’Étéocle d’Eschyle, l’un des premiers chefs du Ve siècle dont nous ayons conservé la parole : « en cas de succès, aux dieux tout le mérite ! Si au contraire – ce qu’au ciel ne plaise ! – un malheur arrive, seul Étéocle sera accusé dans la cité ». Les procès des généraux athéniens et des rois spartiates reviennent à travers la période comme un leitmotiv ; le phénomène semble avoir été commun à tous les Grecs. Un désastre, lorsqu’il survenait, se voyait constamment expliqué par ces deux pouvoirs, maléfiques mais invisibles : la corruption et la trahison. Contrairement à la sorcellerie du XVIIe siècle, celles-ci pouvaient provoquer de réels dommages et sans doute existait-il de bonnes raisons structurelles pour qu’elles représentassent une telle menace pour les États grecs. Avec les conspirations, elles furent, dans la société grecque classique, l’équivalent fonctionnel des sorcières.

Bien que la plupart des fautes des puissants fussent désormais rattachées à leurs fonctions, une conception du magistrat n’en persistait pas moins, qui en faisait un vecteur symbolique du bien-être de son peuple ; des défauts personnels de natures variées pouvaient alors le compromettre. Le magistrat devait être ainsi physiquement indemne, comme le prêtre. À Athènes, beaucoup d’hommes étaient « impurs dans leur corps » mais cela ne menaçait la communauté que si l’un d’entre eux en venait à exercer une charge. Avoir pour général un homme ayant parodié les mystères était – et de loin – bien pire que de le voir servir comme simple soldat. Quand un homme politique décrivait son opposant comme « le démon souillant la cité », il dénonçait d’abord ses agissements politiques et leurs conséquences pratiques ; mais il cherchait aussi à suggérer que, avec une pareille crapule impure aux affaires, des calamités de toutes sortes suivraient probablement. Eschine use de façon répétée d’un langage ouvertement religieux pour présenter Démosthène comme une souillure menaçant le bien-être général. Démosthène est responsable de chaque malheur, apportant la catastrophe à tous ceux à qui il s’associe, il est « le démon qui souille la Grèce » ; il devrait être « chassé au-delà des frontières », « expulsé (apopempō) en tant que désastre commun aux Grecs ». Le « bonheur » du peuple dépend de la personnalité ou du seul bonheur de son chef (d’où l’intérêt pour Démosthène de ce débat : qui, de lui ou d’Eschine, était le plus heureux ?). Cette insistance sur la fortune fait apparaître un élément caractéristique du IVe siècle, mais son arrière-plan demeurait bien l’ancienne conception d’après laquelle la communauté dépendait magiquement de son chef. En dehors d’Athènes, certains voyaient en Denys l’Ancien le « démon qui souillait la Sicile » : on releva ainsi que les batailles furent gagnées en son absence, mais perdues en sa présence. Deux attaques contre Démosthène soulignent nettement combien ces termes reposaient sur des conceptions traditionnelles. Eschine cite, en fait, le passage d’Hésiode que nous avons déjà étudié : lorsque le poète parle d’un homme qui apporte le malheur à la multitude, l’orateur affirme que celui-ci pensait à des gens comme Démosthène. Dinarque presse les Athéniens de « placer les affaires de leur cité sous de meilleurs auspices en retournant leurs malheurs contre ces chefs » : on croit entendre l’oracle pressant les Énianes de lapider leur roi. Le poète comique Philippidès en vint même à expliquer les caprices du temps par les crimes d’un politicien : « Stratoclès fit de l’Acropole une auberge et introduisit des courtisanes chez la vierge Athéna : par sa faute le froid brûla les vignes, par son impiété la tunique de la déesse se fendit par le milieu, lui qui avait attribué aux hommes les honneurs dus aux dieux. » Ce n’était peut-être pas une coïncidence si ce retour à la conception homérique et hésiodique sous ses formes les plus magiques se retournait contre une personne qui, comme les rois archaïques, était difficile à attaquer par des moyens purement humains.

Traduit par Michel Blonski et Gerbert-Sylvestre Bouyssou, pages 262-266.

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Robert Parker

Professeur d’Histoire ancienne au New College d’Oxford, de 1996 à 2016, Robert Parker a aussi séjourné dans les universités américaines de Cornell et Berkeley. Depuis ses premières recherches sur la souillure et l’impureté, il a consacré l’essentiel de ses travaux à l’histoire religieuse du monde grec, à travers une approche anthropologique attentive aux interactions entre les différentes cultures antiques. Recourant autant aux sources littéraires qu’à l’épigraphie, Robert Parker supervise également le Lexicon of Greek Personal Names, une base de données des noms propres grecs, du VIIIe siècle av. J.-C. à la fin de l’époque impériale.

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Biographie des traducteurs

Michel Blonski

Agrégé et docteur en histoire ancienne, Michel Blonski a enseigné aux universités de Paris IV,  Lyon III – Jean-Moulin et à UVSQ. Son approche mêle étude des représentations, histoire culturelle et anthropologie historique. Les thèmes de recherche qu’il a développés dans sa thèse de doctorat et dans plusieurs articles touchent à l’hygiène corporelle et aux usages sociaux du corps dans la Rome ancienne. Il a publié Se nettoyer à Rome en 2014 aux Belles Lettres (voir plus bas, dans les ouvrages complémentaires).

Gerbert-Sylvestre Bouyssou

Agrégé et docteur en histoire ancienne, Gerbert-Sylvestre Bouyssou a enseigné aux universités de Tours puis Orléans. Il est actuellement Maître de Conférences en histoire ancienne, à l’Université de Polynésie Française à Tahiti. À travers sa thèse et plusieurs articles, il s’est intéressé aux représentations grecques de la tyrannie et, plus généralement, au pouvoir personnel dans l’Antiquité.

Robert Parker
Miasma. Souillure et purification dans la religion grecque archaïque et classique

Traduit de l’anglais par Michel Blonski et Gerbert-Sylvestre Bouyssou

15 x 21,5 cm – 596 pages – Notes, Index, 39 €.

Paru le 4 octobre 2019

À consulter également, dans notre catalogue :

MICHEL BLONSKI
Se Nettoyer à Rome (IIe siècle av. J.-C.- IIe siècle ap. J.-C.)
Pratiques et enjeux

Paru en mai 2014 dans la collection Études anciennes

L’ouvrage étudie comment les Romains de la fin de la République et du début de l’Empire envisagent les opérations de nettoyage corporel. En suivant plusieurs questions pratiques (de quoi se nettoie-t-on ? dans quel but ? où le fait-on, avec quels moyens et comment ?) et en se fondant sur des analyses anthropologiques, archéologiques et lexicologiques, on délimite les domaines dans lesquels les Romains rangent les catégories du sale, du soin corporel et de la juste présentation de soi. En savoir plus

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BERNARD ECK
La Mort rouge
Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne

Paru en avril 2012 dans la collection Études anciennes

Tuer quelqu’un, ou l’absolue transgression : l’Antiquité grecque, une fois de plus, nous parle. Littérature, histoire, droit, philosophie, anthropologie contribuent à cette étude approfondie des représentations, lato sensu, de la mort violente chez les Grecs. En savoir plus

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SALVATORE D’ONOFRIO
Les Fluides d’Aristote
Lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud

Paru en juillet 2014 dans la collection Vérité des mythes

Deux raisons justifient le titre : les représentations du lait, du sang et du sperme ont été étudiées dans une aire culturelle homogène comprenant autrefois la Grande-Grèce, et elles relèvent en partie du système des fluides établi par le philosophe grec dans son œuvre De la génération des animaux. Elles nous permettent également de remonter jusqu’à l’Égypte ancienne ou à la Mésopotamie. Un flux coule ininterrompu depuis des millénaires dans les veines des cultures méditerranéennes puis européennes en s’adaptant aux changements de toutes sortes : économiques, sociaux et religieux. Ce livre permettra au lecteur d’avoir une vue d’ensemble sur un phénomène complexe dont les traits particuliers se lient à des évidences élémentaires – donc universelles – de la culture humaine. En savoir plus

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