Bartole de Sassoferrato, juriste | gouvernement et tyrannie

Trois grands traités de la culture juridique médiévale européenne traduits en français, introduits et commentés par Sylvain Parent.

Cet ouvrage, quatre-vingt-sixième volume de notre collection La Roue à Livres, se compose d’une introduction de 40 pages, suivie de la traduction seule des trois traités de Bartole de Sassoferrato Sur les guelfes et les gibelins, Sur le gouvernement de la cité et Sur le tyran, des notes sur ces traductions, d’une bibliographie, d’un index des citations et d’un index des noms et des lieux.

Bartole de Sassoferrato est l’un des plus grands juristes du Moyen Âge. Auteur d’une œuvre immense, lue et commentée de son temps comme à l’époque moderne, aux thèmes abordés variés bien que traversés par une obsession commune, la tyrannie, il rédigea à la fin de sa vie un ensemble de trois traités, traduits du latin ici pour la première fois en français.

Les auteurs

Bartole DE SASSOFERRATO

Après des études de droit à Pérouse et Bologne, Bartole de Sassoferrato (v. 1313-1357) entame d’abord une carrière de juge dans plusieurs communes d’Italie centrale. À partir de 1339, il délaisse cette activité pour se consacrer exclusivement à l’enseignement universitaire ; il devient à cette époque professeur de droit civil à Pise puis ensuite à Pérouse où il s’installe définitivement. Universitaire reconnu et citoyen activement engagé dans la vie politique de sa cité, il est l’auteur d’une œuvre très riche et variée, qui comprend des commentaires du corpus de droit romain, des dizaines de questions (quaestiones) et d’avis juridiques (consilia), et des traités (tractatus) qui touchent à des domaines très variés.

Sylvain PARENT

Sylvain Parent est maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l’École normale supérieure de Lyon. Ses travaux portent sur l’histoire de l’Italie, sur la papauté ainsi que sur le droit et les pratiques judiciaires à la fin du Moyen Âge. Il a notamment publié Dans les abysses de l’infidélité. Les procès contre les ennemis de l’Église en Italie au temps de Jean XXII (1316-1334) (Rome, 2014) et dirigé un Atlas des chrétiens (Paris, 2016).

La pratique du traité

Extrait de l’introduction de Sylvain Parent, pages 18-19.
Les notes de bas de page présentes dans l’ouvrage ont été ici retirées.

La pratique du traité s’était développée fortement depuis la fin du XIIIe siècle et permettait à son rédacteur de regrouper ses analyses et points de vue sur un sujet précis, en puisant matière à réflexion dans des sources diverses, principalement juridiques, bibliques ou philosophiques. C’est donc à ce dernier genre qu’appartiennent les trois textes regroupés ici, à savoir le Traité sur le tyran (Tractatus de tyranno), le Traité sur le gouvernement de la cité (Tractatus de regimine civitatis) et le Traité sur les guelfes et les gibelins (Tractatus de guelfis et gebellinis). Ils prennent place aux côtés d’autres traités qui, pour certains, ont aussi connu une grande notoriété. Parmi ceux-ci, il faut mentionner en particulier le traité qu’il consacra à la noblesse (De dignitatibus), qui constitue d’ailleurs, au Moyen Âge, le premier traité à aborder sous l’angle juridique la question de l’identité nobiliaire , un traité sur les représailles (Tractatus represaliarum), qui a également fait autorité durant des siècles et est considéré par certains comme l’un des textes fondateurs du droit international privé, un traité sur l’héraldique (le De insignis et armis), qui aborde les signes et insignes du pouvoir, un traité sur les témoins (Tractatus testimoniorum), un traité sur le bannissement (Tractatus de bannitis) ou encore un traité sur les fleuves (Tractatus de fluminibus seu Tyberiadis). Tous ses traités sont toujours sous-tendus par des enjeux extrêmement concrets et nous éclairent sur la « pensée politique » de Bartole.

Éditions et traductions des traités

Extrait de l’introduction de Sylvain Parent, pages 23-25. Les notes de bas de page présentes dans l’ouvrage ont été ici retirées.

En dépit de l’importance et de la diversité des traités de Bartole, les éditions critiques sont restées rares au XXe siècle. Cela tient largement au fait que la tradition manuscrite en est très complexe, en partie parce que bon nombre de ces traités ont circulé sous des formes variées, parfois brèves, parfois longues et que nombre de ces manuscrits comportent des erreurs, des omissions qui rendent souvent difficile le travail d’identification des sources mobilisées, en particulier normatives et doctrinales . De ce point de vue, l’édition faite par Diego Quaglioni au début des années 1980 du Traité sur les guelfes et les gibelins, du Traité sur le gouvernement de la cité et du Traité sur le tyran fut pionnière, parce que pour la première fois elle s’appuyait sur la confrontation de plusieurs dizaines de manuscrits dispersés dans les bibliothèques européennes . Elle avait été préparée par une série d’articles publiés dans les années 1970 dans la revue Il pensiero politico . Cette édition, précédée d’une très riche introduction, a incontestablement contribué à relancer l’intérêt des chercheurs pour les traités de Bartole et à nourrir la réflexion autour de sa pensée politique. L’entreprise de Diego Quaglioni essaima ensuite aux États-Unis  : dans les années 1990, Osvaldo Cavallar a édité et traduit avec Susanne Degenring et Julius Kirshner le traité que Bartole a consacré à l’héraldique, le De insigniis et armis . En Allemagne, Susanne Lepsius s’est quant à elle lancée dans l’édition critique du Tractatus testimoniorum . Enfin, une partie de son célèbre traité sur les fleuves, le De fluminibus, cité dans les traités traduits ici, a également fait l’objet d’une édition .

En dépit de la place que tiennent le Traité sur le gouvernement de la cité ou le Traité sur le tyran dans le champ du droit public et malgré les prolongements qu’ils ont connus dans la pensée politique de la Renaissance, aucune traduction en français n’en avait jusqu’à présent été proposée. La plupart de ceux qui citent ces textes renvoient en général à leur édition latine. Dès le début du XXe siècle néanmoins, à un moment d’intense réflexion autour de l’œuvre de Bartole, une première traduction en anglais du Traité sur les guelfes et les gibelins et du Traité sur le tyran fut réalisée par l’historien américain Ephraim Emerton (1851-1935), mais en l’absence d’édition critique, elle ne s’appuyait que sur un seul manuscrit et sa traduction est amputée de toutes les allégations juridiques . Quelques décennies plus tard, Julius Kirshner entreprit une nouvelle traduction du Traité sur le tyran, réalisée cette fois-ci à partir de l’édition de Diego Quaglioni et peu de temps après la parution de celle-ci . Sa traduction, dans l’ensemble beaucoup plus précise, reprend néanmoins régulièrement celle d’Ephraïm Emerton – et elle en reprend d’ailleurs même certaines de ses ellipses. Enfin, il aura étonnamment fallu attendre 2017 pour qu’une première traduction du Traité sur le tyran soit publiée en italien .

Le Traité sur les guelfes et les gibelins

Extrait de l’introduction de Sylvain Parent, pages 33-34.
Les notes de bas de page présentes dans l’ouvrage ont été ici retirées.

« Celui qui veut s’aventurer dans les méandres des commentaires au Corpus Iuris Civilis à la recherche d’une représentation organique théorico-juridique du conflit [politique] se retrouve face à une sorte de porte d’entrée obligée : le Traité sur les guelfes et les gibelins. » (P. Costa) 

Ce qui fait l’une des principales originalités de cet ouvrage, c’est en effet qu’il envisage pour la première fois au Moyen Âge sous un angle juridique un phénomène, le factionnalisme, qui constitua pendant longtemps « le grand principe ordonnateur de la dialectique politique italienne » . La réflexion de Bartole sur la conflictualité politique prend comme point de départ l’observation du Tibre. Remarquant que les eaux du fleuve changeaient régulièrement de lit, il transpose alors ce constat à la vie politique des cités italiennes : les hommes, comme les fleuves, changent parfois de lit, c’est-à-dire d’affiliation politique ou partisane. Il s’agit donc d’une réflexion sur les affectiones, pour reprendre un mot qu’il emploie constamment dans son traité, c’est-à-dire sur les inclinations ou les sensibilités qui poussaient les citoyens à adhérer à telle ou telle faction. Bartole fut en effet un observateur aigu de ces passions factieuses, de cet esprit de faction qu’il convoque régulièrement par le terme partialitates.
Le Traité sur les guelfes et les gibelins serait donc, chronologiquement, le premier à avoir été composé, en 1355. L’édition qu’en fournit Diego Quaglioni s’appuie sur la confrontation de seize manuscrits contenant le traité, tous datés du XVe siècle . Le traité est organisé autour de cinq questions, auxquelles il répond successivement : la première concerne l’origine et la signification des termes guelfe et gibelin ; la deuxième revient sur le sens que ces dénominations prennent à l’époque à laquelle il vit ; la troisième pose le problème de la licéité de ces factions ; la quatrième cherche à comprendre comment l’on peut établir ou prouver qu’une personne ou une communauté appartiennent à telle ou telle faction ; la cinquième, enfin, pose le problème du changement d’affiliation politique et de la manière dont on peut le prouver. (…)

Le Traité sur le gouvernement de la cité

Extrait de l’introduction de Sylvain Parent, pages 40-42.
Les notes de bas de page présentes dans l’ouvrage ont été ici retirées.

Avec le Traité sur le tyran, il s’agit incontestablement de l’œuvre qui a le plus circulé et qui a été la plus commentée. L’édition s’appuie sur la confrontation de onze manuscrits. Diego Quaglioni rappelle d’ailleurs que, par les thèmes qui y sont abordés, on y trouve la racine de nombre des débats qui ont agité la vie politique italienne tout au long du XVe siècle. Bartole s’attaque ici en effet à un sujet, celui des formes de gouvernement, qui s’inscrit dans une très longue tradition, remontant à l’Antiquité. Pour James M. Blythe, cet ouvrage est le seul où le juriste tente de rapprocher explicitement « le droit romain de la philosophie politique aristotélicienne » . Le traité, construit très classiquement, envisage successivement trois questions qui forment autant de chapitres : combien y-a-t-il de formes de gouvernement de la cité ? Quelle est la meilleure ? Quelle est la pire ?

(…)

La réflexion qu’il conduit au fil des pages est en effet l’occasion d’envisager avec plus de précision le thème de la tyrannie. Pour Diego Quaglioni, Bartole opère avec ce traité « une première tentative de procéder à un traitement systématique du phénomène de la tyrannie d’un point de vue qui n’est pas strictement technico-juridique ». C’est en effet dans ce traité qu’il commence à opérer une distinction parfaitement claire entre le bon monarque et le tyran, la ligne de fracture étant le degré de préoccupation des gouvernants pour le bien général de la communauté. Le bon dirigeant est très clairement celui qui se soucie du bien commun, tandis que le tyran n’a pour seul horizon que son bien propre et son intérêt personnel. (…)

Le Traité sur le tyran

Extrait de l’introduction de Sylvain Parent, pages 45-46.
Les notes de bas de page présentes dans l’ouvrage ont été ici retirées.

Ce traité, est de loin celui pour lequel on conserve le plus de témoins archivistiques, et sur les quarante-sept manuscrits répertoriés et utilisés pour l’édition, trente-et-un le transmettent de manière isolée. Il s’inscrit dans une tradition pluriséculaire de réflexion sur la tyrannie, mais il constitue sans aucun doute le « traité médiéval le plus sophistiqué sur le sujet ». (…)

En tant que juriste, ce qui intéressait au premier chef Bartole, c’était avant tout la question de la qualification juridique de la tyrannie et celle de l’établissement de la preuve  : comment prouver qu’un gouvernant est un tyran manifeste ? Toute sa démonstration est donc tendue vers le problème de la légitimité du pouvoir, en particulier seigneurial, et vers les conditions effectives de sa réalisation. (…)

Ce traité, comme les deux précédents, est plutôt classique dans sa forme et son organisation. Il correspond aux standards universitaires de l’époque. Pour établir un « schéma interprétatif général [du] phénomène multiforme »  qu’est la tyrannie, Bartole organise sa réflexion en douze questions (quaestiones) qui forment douze chapitres d’inégale longueur et propose au lecteur une véritable « phénoménologie de la subversion des institutions communales » ou encore une « casuistique complète de la tyrannie urbaine » . (…) LIRE OU ECOUTER L’EXTRAIT CI-DESSOUS DÉPLOYANT CES 12 QUESTIONS

Écouter un extrait de ce traité

Lire cet extrait :

Traduction de Sylvain Parent, pages 97-98

Parce que j’ai travaillé naguère sur de nombreux traités, explorant les sujets les plus agréables, qui ont adouci mon corps, mon cœur et mon âme, je me suis tellement empli de leur douce saveur que je n’ai pas osé me tourner vers les choses amères, vers les difficultés et les tourments, et ce alors même que je voyais la perfidie tyrannique accroître sa force. Cependant, confiant dans la protection de la miséricorde de Celui qui « rend claire la langue des tout-petits »1, j’ose à présent, soutenu par le bras divin, aborder le sujet si rude et si terrible de la dépravation tyrannique, non pas pour en tirer quelque plaisir ou soulagement, mais pour que tous puissent se débarrasser complètement des chaînes et des liens de ce mal épouvantable qu’est l’asservissement tyrannique. Puisse Dieu nous libérer de ce magistère sévère et excessif, nous maintenir dans sa sainte, bonne et parfaite tranquillité, et nous réunir dans la douceur de la liberté. Ainsi moi, Bartole de Sassoferrato, citoyen de Pérouse, modeste docteur en lois, avant que d’aller plus loin dans le présent traité sur le tyran, je poserai brièvement quelques questions, qui seront ensuite développées dans la démonstration.

Premièrement, je me demande d’où vient le mot tyran.
Deuxièmement, je me demande comment on définit le tyran.
Troisièmement, je me demande si l’on peut parler de tyran dans un quartier.
Quatrièmement, je me demande s’il peut y avoir un tyran dans une maison. Cinquièmement, je me demande, à propos du tyran de la cité, combien de sortes peut-il en exister.
Sixièmement, je me demande qui, dans une cité, peut être appelé tyran manifeste par manque de titre.
Septièmement, je me demande si les actes commis par de tels tyrans manifestes, ou bien de leur temps, sont valables.
Huitièmement, je me demande qui peut être qualifié de tyran manifeste en raison de sa manière d’exercer le pouvoir.
Neuvièmement, je m’interroge : si un duc, un marquis, un comte ou un baron qui possède un titre légitime est reconnu comme étant un tyran par sa manière d’exercer le pouvoir, que doit faire le supérieur ?
Dixièmement, je m’interroge : que devons-nous dire des mesures dont il apparaît que le souverain pontife, l’empereur et leurs légats les ont mises en œuvre ?
Onzièmement, je me demande si les actes des tyrans qui possèdent véritablement un titre légitime sont valables.
Douzièmement, je m’interroge sur le tyran dissimulé et voilé.


Bartole De Sassoferrato

Traités

Sur les guelfes et les gibelins. Sur le gouvernement de la cité. Sur le tyran

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