Qu’est-ce qu’une bibliothèque ? Qu’est-ce qu’un texte ? | Extrait de Christian Jacob

Qu’est-ce qu’une autorité savante ? Et comment les savoirs circulent-ils en société et se constituent-ils en traditions ? 

Des mondes lettrés aux lieux de savoir de Christian Jacob invite à entrouvrir la porte de la bibliothèque d’Alexandrie et des banquets d’érudits grecs et romains, à dérouler les papyrus ou feuilleter les livres pour suivre la main des scribes et le regard des lecteurs s’aventurant dans le labyrinthe des mots et du sens…

Mondes lettrés detail

Fragments d’une histoire des bibliothèques antiques

Aujourd’hui, en Occident, dans nos sociétés contemporaines, les bibliothèques matérialisent sans aucun doute une idée de la culture et des savoirs. Ce statut repose sur différentes prémisses. D’abord, malgré le développement des bibliothèques numériques, des bases de données en ligne, les livres imprimés et les périodiques sont encore considérés comme le médium et l’archive par excellence des savoirs, dans le pluriel des disciplines regroupées dans cette catégorie. Ensuite, la masse des livres disponibles excède, au moins depuis la Renaissance, les capacités d’acquisition et de lecture de tout individu : d’où l’idée de sélectionner une part de cette production et de rassembler une collection de livres dans des lieux dédiés où ils constituent une ressource partagée pour une communauté d’usagers plus ou moins strictement définie : on peut consulter, lire et emprunter les livres d’une bibliothèque publique sans les posséder. Troisième prémisse : les bibliothèques sont des lieux d’archivage pour des livres du passé qui sont encore considérés comme utiles et dignes d’être conservés, pour leur valeur historique, artistique ou économique, pour le savoir dont ils sont dépositaires et pour leur signification. Par leur architecture, leurs aménagements intérieurs, leurs collections mêmes, les bibliothèques matérialisent une conception de la mémoire culturelle, voire l’idée même de transmission. Les livres du passé ne sont pas nécessairement périmés, ils sont des étapes dans des généalogies intellectuelles qui peuvent encore jouer un rôle actif dans l’acquisition et le développement des savoirs. Quatrièmement, les collections de livres reflètent une certaine idée du savoir, de la mémoire et de la culture, ainsi que de leur organisation, universelle et encyclopédique, ou sélective et focalisée sur une discipline ou un genre littéraire particuliers. Enfin, au-delà des différences d’échelles et de fonctions, une bibliothèque nationale, une bibliothèque universitaire ou de lecture publique, ou encore une bibliothèque personnelle partagent quelques traits essentiels : un espace dédié, ou au moins des meubles et des étagères où les livres sont rangés selon différents principes d’ordre, qui permettent de les conserver, de les retrouver et éventuellement de les lire.

Cette familiarité avec le lieu, l’institution, les fonctions peut être source d’anachronisme quand on envisage l’histoire des bibliothèques sur la longue durée, en Occident ou dans d’autres aires culturelles. On peut en effet être tenté à ne s’attacher qu’aux aspects matériels et contextuels, comme l’architecture, les catalogues, les contenus mêmes de la collection de livres, le personnel et les lecteurs, etc., sans interroger la nature, la fonction, le statut des bibliothèques dans les sociétés du passé, leur spécificité culturelle. Les témoignages fragmentaires et souvent indirects à notre disposition ne nous permettent guère de questionner l’organisation des bibliothèques de l’Antiquité classique, la manière dont les livres étaient rangés, la façon dont les lecteurs pouvaient y avoir accès. De même sommes-nous réduits à des conjectures sur les règles de comportement dans ces lieux, sur la gamme d’activités que l’on pouvait y déployer, lire, copier des extraits ou des textes entiers, commenter, discuter des livres avec d’autres lecteurs.

La nature elliptique des sources à la disposition des historiens et des philologues d’aujourd’hui conduit à poser des questions plus générales sur les bibliothèques, sur leur statut de lieux de savoir, sur le concept et le projet qu’elles matérialisent. Pour cela, il nous faut essayer de situer les bibliothèques antiques dans leur cadre politique, social et culturel, c’est-à-dire les considérer comme des artefacts historiques façonnés par de multiples variables. Dans la mesure où les sources le permettent, on doit s’interroger sur la nature, la fonction, les significations, les usages des bibliothèques, au carrefour de l’histoire de l’architecture, de la literacy, du livre, en tant qu’objet matériel, de la transmission des textes, de l’histoire sociale et politique, sans oublier, évidemment, l’histoire de la littérature antique et son entrée progressive dans la sphère de l’écrit, avec pour corollaires l’émergence d’un lectorat, savants, étudiants, écrivains ou amateurs cultivés.

Peut-on dater l’apparition des premières bibliothèques dans le monde classique ? Ou plutôt à partir de quel stade, selon quels critères peut-on parler de « bibliothèque » ? Est-ce que celui qui possède quelques livres a une « bibliothèque » ? En a-t-il conscience, est-ce qu’il utiliserait ce terme ? Est-ce qu’une bibliôn théké est liée à un dispositif matériel particulier ? Est-ce qu’une capsa, une boîte contenant quelques rouleaux de papyrus, est une bibliothèque ? Est-ce qu’une bibliothèque est liée à des étagères, soit ouvertes, soit dans une armoire ? Ou est-ce qu’une bibliothèque est une salle dans un bâtiment, voire ce bâtiment tout entier ? Et ce bâtiment, est-il seulement un espace de stockage ou comporte-t-il aussi une salle de lecture, des lieux de sociabilité savante, d’enseignement, d’activités culturelles ? Et enfin, est-ce que les bibliothèques privées et publiques sont la même chose et, dans ce cas, quelles sont les règles sociales qui déterminent leur accessibilité, qui organisent leurs usages ?

Il est évidemment impossible de répondre à ce faisceau de questions d’une manière générale. Athènes à l’époque classique, les royaumes hellénistiques, Rome sous la République ou le Principat, les villes provinciales dans l’Empire romain offrent des situations contrastées. Si les témoignages littéraires, les inscriptions et, dans de rares occasions, les vestiges archéologiques permettent d’identifier des lieux et des bâtiments comme des bibliothèques, il est beaucoup plus difficile de reconstruire les représentations et conceptions de la bibliothèque dans l’Antiquité, et leur évolution.

Les sources littéraires existantes ne nous permettent pas de reconstituer un tableau d’ensemble, mais éclairent des situations locales, sous différents angles. Je voudrais tenter de déconstruire les vues synthétiques, le récit continu de l’histoire des bibliothèques antiques, en m’attachant à quelques témoignages particuliers, comme autant d’aperçus de moments de cette histoire, à interpréter pour eux-mêmes, dans leurs termes et selon leur logique propres.

Extrait pages 69-72.


L’auteur

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Christian Jacob

Christian Jacob est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS. Membre de l’UMR Anhima (Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques), il a notamment travaillé sur la géographie et l’ethnographie antiques, sur les pratiques lettrées liées à la bibliothèque d’Alexandrie, et plus généralement sur l’histoire des savoirs, dans une perspective comparatiste et interdisciplinaire.

 

 

Les textes réunis dans ce volume […] tournent tous autour de l’histoire des pratiques lettrées et des savoirs. Un double fil les relie.

Le premier est ma fascination pour la bibliothèque d’Alexandrie et l’activité savante qu’elle rendit possible. Mes premiers travaux sur la géographie antique, en particulier ma thèse de doctorat d’État sur la Périégèse de la terre habitée de Denys d’Alexandrie, m’ont fait découvrir l’impact majeur de ce lieu de savoir sur les projets intellectuels, les techniques de travail et d’écriture, la construction des traditions, la dimension réflexive et critique des grandes entreprises érudites qui y furent déployées. Point de rassemblement et de concentration des livres, des savants et des savoirs, Alexandrie fut aussi un lieu centrifuge, permettant de remonter le temps, de parcourir l’espace, jusqu’aux périodes les plus anciennes, jusqu’aux confins de la terre connue. Elle vit s’imposer des techniques de travail intellectuel liées au maniement des sources écrites, élargissant à une échelle nouvelle ce qui se pratiquait déjà à Athènes au ive siècle, dans l’école aristotélicienne. Elle favorisa des formes d’écriture étroitement liées aux opérations de lecture, d’extraction, d’interprétation. Elle eut un rôle majeur dans la diffusion des livres, des textes, des savoirs, des modèles du travail intellectuel, non seulement dans le monde méditerranéen ancien, mais aussi dans les mondes byzantin, syriaque et arabo-persan, avant d’irriguer la tradition européenne, jusqu’aux méthodes de la critique textuelle et de la philologie modernes. Elle mit en évidence, enfin, la force du concept de bibliothèque, dans ses dimensions politiques, culturelles, techniques, intellectuelles et littéraires. Le véritable mythe de la bibliothèque d’Alexandrie ne réside pas dans les circonstances de sa destruction, mais dans le paradoxe qu’une institution aussi influente ait laissé si peu de traces, non seulement matérielles, mais aussi documentaires, sur sa configuration, son fonctionnement et son personnel. Nous ne pouvons qu’observer les ondes de choc de cette fondation dans l’espace et dans le temps, alors que l’épicentre proprement dit s’est volatilisé…

Le second fil conducteur est d’ordre réflexif et personnel. J’appartiens en effet à une génération qui a vécu une évolution, voire une révolution dans le rapport aux savoirs, à la communication, à l’information, avec les développements de l’informatique personnelle, puis de l’Internet. Mes premiers travaux de recherche datent de la période des machines à écrire mécaniques ou électriques, des fiches en bristol et de leurs boîtiers en bois ou en métal, des carnets à spirales et à petits carreaux, des ouvrages de référence qui n’existaient que sous forme imprimée et qu’il fallait donc consulter en bibliothèque et dépouiller manuellement. Les salles de lecture des bibliothèques, du reste, étaient le lieu incontournable pour accéder aux périodiques, aux éditions anciennes, aux multiples sources grecques et latines mobilisées dans la rédaction d’une thèse ou d’un article. Si les premiers ordinateurs personnels ont modifié en profondeur nos manières d’écrire et d’organiser la documentation et nos environnements de travail, c’est l’Internet qui a le plus reconfiguré la temporalité et l’espace du travail de la recherche, dans le cadre de la révolution plus large des technologies de l’information et de la communication. Les documents numérisés, les bases de données interrogeables en ligne, les réseaux sociaux et le courrier électronique, les logiciels bibliographiques, les gestionnaires de bibliothèques numériques comme les traitements de textes adaptés aux exigences de la rédaction savante sont autant de jalons dans ces mutations, toujours en cours. En d’autres termes, nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, aux dimensions planétaires, avec ses défis d’accumulation indéfinie, de maîtrise intellectuelle, d’authentification, de pérennisation et de sauvegarde également. Nous sommes confrontés à une situation où les nouveaux instruments de la recherche, l’expansion vertigineuse des ressources documentaires et des sources premières (écrites, iconographiques, audiovisuelles…) imposent une modification significative des manières de travailler, d’écrire, de penser, en allégeant la part de certaines opérations routinières très coûteuses en termes de temps (que l’on pense au dépouillement manuel d’un volume de l’Année philo‑ logique pour son fichier bibliographique !), en remettant au premier plan les phases de réflexion, d’interprétation et de conceptualisation, et surtout en impliquant l’acquisition de nouveaux savoir-faire, liés à la maîtrise des outils numériques comme aux nouvelles exigences critiques impliquées par le maniement des données et des informations. Pour avoir vécu ces mutations, c’est tout naturellement que j’ai mis au centre de mes intérêts de chercheur la question des pratiques savantes, de leurs supports et de leurs instruments, des modes d’objectivation et de transmission des savoirs, des collectifs et des mondes sociaux où se déploient ces opérations.

D’Ératosthène au Web 2.0, je n’ai donc jamais quitté Alexandrie. Cependant, loin de se boucler sur lui-même, le parcours construit dans ce volume propose un cheminement intellectuel où la chronologie de la rédaction des textes n’est pas strictement respectée. Des Mondes lettrés aux Lieux de savoir, ce parcours témoigne d’un élargissement de mon horizon de travail.

Extrait de la préface.


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Pour tout savoir sur cet ouvrage

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Sommaire

Préface

Alexandrie
Alexandrie IIIe siècle avant J.-C.
Le bibliothécaire, le roi et les poètes
Fragments d’une histoire des bibliothèques antiques

Mondes savants
Mais où est passé Socrate ?
Faire corps, faire lieu
Le cercle et la lignée
La table et le cercle : Plutarque, Aulu-Gelle, Athénée
Le miroir des correspondances

Pratiques lettrées
La carte des mondes lettrés
Fonder
L’Art de lire
Portraits de lecteurs : Aulu-Gelle, Athénée de Naucratis
L’empire des fiches

Les gestes de la pensée
Les Mains de l’intellect
Quand penser c’est faire
L’éloge de la main est aussi celui de la pensée
Mise en ordre, mise en forme des savoirs : pour une approche comparative
Questions sur les questions : archéologie d’une pratique intellectuelle et d’une forme discursive
Qu’est-ce que chercher ?

Origine des textes
Sources anciennes : principaux textes commentés
Bibliographie
Index sélectif des lieux
Index sélectif des noms propres
Remerciements

Christian Jacob, Des mondes lettrés aux lieux de savoir, Les Belles Lettres, 2018, 468 pages. Bibliographie, Index. 35 € en librairie le 19 octobre 2018 ou sur notre site internet.

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