Foi catholique et merveilles de la culture profane | Extrait d’Un automne romain

Michel De Jaeghere, chargé de suivre l’information religieuse, est envoyé à l’automne 1996 à Rome pour y « couvrir » la mort de Jean-Paul II, qu’on annonce imminente. Mais Jean-Paul II ne meurt pas ! Désœuvré, l’envoyé spécial explore le Vatican, les ruines de la Rome antique, les musées, et multiplie les rencontres. Il note ce qu’il voit, commente ce qu’il visite, rapporte ce qu’on lui raconte, dans l’esprit des Promenades dans Rome de Stendhal.

Art et histoire, littérature et actualité s’entremêlent dans un tourbillon où le lecteur est irrésistiblement emporté par une remarquable écriture classique et une érudition vertigineuse.
Eugénie Bastié, Figaro Magazine

17 octobre

Je n’ai lu Quo Vadis ? que bien plus tard, sous l’influence de Montherlant, qui en faisait grand cas. Autant que je m’en souvienne, l’éblouissement de Rome m’est venu, lorsque j’avais onze ans, de la classe de cinquième. Le programme du cours d’histoire prévoyait alors qu’on y étudie Rome et les débuts du Moyen Âge. Nous n’étions pas même parvenus à la crise du IIIe siècle quand vint l’heure des grandes vacances. Je m’en suis consolé en lisant les dernières leçons d’histoire romaine dans le manuel. Elles expédiaient sans regret apparent la fin de l’Empire en quelques phrases. Après Constantin, Théodose et le triomphe du christianisme. Ensuite ? Ensuite, nous étions invités à passer sans plus attendre à Clovis, à saint Remi, au baptistère de Reims. Le jeune catholique élevé dans les bonnes écoles, membre de la Croisade eucharistique, scout de France, aurait dû accueillir avec joie l’irruption de ce monde chrétien, l’épopée merveilleuse qui préside à la naissance de la France. Je me souviens d’avoir trouvé que ces chevelus n’avaient pas grande allure, et que leur christianisme les avait mal guéris de leur barbarie native. Clovis avait pu singer Constantin à Tolbiac, rejouer maladroitement l’apparition du pont Milvius. Il appartenait à un monde hirsute qui me faisait regretter la civilisation qui avait disparu.

Notre professeur d’histoire était une femme au teint mat. Était-elle quarteronne, levantine ? Elle s’appelait Mme Schwalb. J’aurais pu l’écouter pendant des heures nous raconter le passage des Alpes par Hannibal et ses éléphants, le désastre du lac Trasimène, le désespoir public au lendemain de la bataille de Cannes. Ce n’était jamais assez long, nous en voulions encore. Revisités, sans doute, par Tite-Live, dont nous traduisions avec passion, avec peine, des passages en cours de latin, ces Romains ne semblaient animés que par ce qu’il y a, dans la nature humaine, de plus grand, de plus fort. Leurs caractères, leur histoire nous parvenaient filtrés par une littérature qui poursuivait un idéal de perfection, proposait à notre admiration un type d’homme imbu de valeurs aristocratiques (le dévouement à la patrie, l’excellence oratoire, le respect des dieux, le courage à la guerre, le sens de l’honneur, la piété filiale) tout autant qu’imprégnés de culture historique, littéraire, artistique (Brutus ne traduisait-il pas Polybe sous la tente, pendant la guerre civile ?). Leurs passions elles-mêmes, leurs crimes, passaient la mesure ordinaire. Je ne me souciais guère alors, de savoir qu’ils avaient été délivrés des nécessités prosaïques de la vie quotidienne par le travail servile. Je n’avais d’yeux que pour la beauté du spectacle que donnaient, en pleine lumière, ceux qui n’avaient d’autres soucis que la survie de la patrie, la gloire, la munificence, la beauté d’une vie consacrée aux raffinements de l’otium. Comme Mai 68 venait tout juste de passer par là, on nous demandait parfois de faire des exposés. J’avais été désigné pour traiter de la vie de Caligula. J’avais interrogé Mlle Vincenti, la vieille demoiselle corse qui tenait une librairie-papeterie, boulevard Gambetta, à Nice ; elle mesurait un mètre vingt, ne s’habillait qu’en noir, parlait avec vénération du chef du clan Rocca-Serra auquel un lien féodal rattachait, semble-t-il, son village natal, et vendait des crayons de couleurs, des stylos-plumes, du papier Canson et quelques livres dans un présentoir tournant. Elle m’avait conseillé La Vie des Douze Césars de Suétone, que Bernard de Fallois venait de rééditer en livre de Poche, avec une préface de Marcel Jouhandeau ! Elle ne savait pas qu’elle me donnait l’un de ces livres que je relirai encore sur mon lit de mort, j’espère. J’avais énuméré pour mes camarades les frasques de Caligula, les amis assassinés pour un regard de travers, le cheval nommé consul, les amours incestueuses de l’empereur avec sa sœur Drusilla.
Je me souviens de mon étonnement quand Mme Schwalb m’avait dit que j’avais sans nul doute emprunté ces détails sulfureux à Suétone. Comment le savait-elle ? J’avais été suffoqué de cette pénétration. J’en avais conçu un surcroît de considération pour cette femme dont le savoir était véritablement sans limites.

Je crois n’en avoir ressenti nulle fierté, seulement une certaine gêne ; mais le désir de transmettre mon émerveillement avait été le plus fort.

Pendant les vacances de février (on les prenait alors avant le carême, elles s’achevaient le jour du Mardi Gras, avec la mise à feu de la tête du roi carnaval, qui donnait le signal d’un feu d’artifice sur la Promenade), j’avais réalisé de grands panneaux sur lesquels j’avais collé les photos des bustes des douze Césars, et ceux des Antonins, qui leur avaient succédé après l’assassinat de Domitien, assorties de rapides biographies, d’un arbre généalogique, de quelques dates. À mon retour en classe, je lui avais timidement demandé « si cela l’intéresserait ». Trente ans, presque, ont passé, mais je me souviens comme si c’était hier de son sourire, de son regard amusé et tendre. « Oui, cela m’intéresse. » J’avais été invité à faire de mes biographies une lecture publique pour mes condisciples. Ensuite, on avait fixé les panneaux sur les murs de la classe. Je n’étais pas du tout fort en thème, prix d’excellence, premier de la classe (j’avais eu, la même semaine, à ma grande honte, un zéro à un devoir de sciences naturelles sur le lombric, dont j’ignorais tout), et cet honneur m’avait surpris. Je crois n’en avoir ressenti nulle fierté, seulement une certaine gêne ; mais le désir de transmettre mon émerveillement avait été le plus fort. Les autres ne s’étaient pas même fichus de moi. Ou alors, je ne m’en suis pas aperçu. J’étais content d’avoir mis au clair la question complexe de la succession des Césars. De les sentir chaque jour désormais autour de moi, en classe, m’entourant comme une garde d’honneur de leurs grandes ombres, les figures d’un monde exaltant. C’est une sensation que j’ai le sentiment de retrouver lorsque je découvre leurs bustes, alignés, dans les salles d’un Musée ou les galeries du Palais d’un cardinal amateur d’antiques. C’est d’elle que procède l’ivresse que me procurent les grandes salles peuplées de leurs statues de marbre dans lesquelles mes compagnons de voyage ne me voient parfois entrer qu’en frémissant. Elle est sans doute incommunicable. Je la dédie à Mme Schwalb.

Je suis venu pour la première fois à Rome trois ans plus tard, l’été 1972. J’avais quatorze ans. Nous étions en fin de seconde et à l’approche des vacances, nous étions quelques-uns à traîner souvent dans le bureau de l’abbé Willaume, l’aumônier de notre lycée de garçons. Une carte postale était posée sur sa table. Nous lui avons demandé quel était ce monument.
– Vous ne reconnaissez pas le château Saint-Ange ? s’était-il étonné.
Comme nous lui faisions observer que, n’étant jamais allés à Rome, nous y avions quelques excuses, il nous avait immédiatement proposé de nous y emmener pendant la première semaine des vacances. On ne voyageait pas, à l’époque, aussi facilement qu’aujourd’hui et une telle invitation avait quelque chose d’inouï. Nous étions partis quelques jours plus tard en 2 CV, cinq élèves et un jeune professeur de latin, recruté pour conduire la seconde voiture, une Ami 6. Nous avions visité en six jours Pise, Rome et Florence : certes un peu à l’arrache, mais tout de même ! Je reste admiratif devant l’affection que nous portaient ces professeurs, leur générosité tranquille, leur fièvre de transmettre. Nous logions dans des couvents de bonnes sœurs. L’abbé s’était mis en civil, pantalon de bonne coupe, chemise à carreaux, foulard autour du cou, ce qui avait provoqué, le jour du départ, notre stupéfaction : nous n’avions pas imaginé, jusqu’alors, qu’il puisse seulement posséder un tel costume. Il fumait avec un fume-cigarette des américaines qu’il rangeait dans une boîte en argent. Il appartenait à une bonne famille bourgeoise et souffrait, dans notre école niçoise, de la promiscuité avec les autres prêtres, qui n’avaient ni son intelligence ni ses manières. Ils lui paraissaient terriblement limités. Ils devaient l’être, mais notre esprit critique n’allait pas encore jusqu’aux prêtres. Ils commençaient à peine leur aggiornamento et ce n’est que l’année suivante, lorsque l’un d’entre eux lèverait définitivement le pied avec la cheftaine des guides, que nous apprendrions par lui que la grâce n’abolit pas la nature et que nous mesurerions l’appel du grand large dont le concile Vatican II avait, pour le clergé, donné le signal (les fidèles se contenteraient d’emprunter les portes enfin ouvertes sur le monde pour rentrer benoîtement chez eux). Est-il utile de dire que jamais aucun des prêtres auxquels j’avais eu affaire depuis mon enfance n’avait eu envers l’un d’entre nous le moindre geste équivoque ? Qu’en nous laissant partir avec l’un d’entre eux, aucun de nos parents ne s’était posé la moindre question ?
À Rome, on pouvait alors se garer place Saint-Pierre : la colonnade de Bernin enserrait un gigantesque parking ! Nous avions visité la Sixtine, les quatre basiliques, Ostie, la Via Appia, les Catacombes pour finir à l’audience pontificale, où nous avions vu Paul VI arriver en sedia gestatoria, sur les épaules de quatre porteurs, bénissant d’un air malheureux la foule qui l’acclamait : « Viva il papa ! » Il n’en menait pas large. Nous applaudissions nous aussi à tout rompre, claquant à pleine main nos paumes pour faire le plus de bruit possible. L’abbé trouvait que c’était là des mœurs de paysans :
– Les jeunes gens de vos familles, élevés dans nos maisons, doivent apprendre à applaudir en se frappant la paume du bout des doigts.
Au retour, nous avions passé une journée à Florence, pour admirer les tombeaux de Michel-Ange. Le soir venu, avant de reprendre la route de Nice et de nous séparer pour l’été, il nous avait emmenés à San Gimignano. Le soleil couchant nimbait d’une lumière dorée les toits de Florence. Des moines en bure blanche allaient et venaient sous de grands pins. On entendait au loin sonner les cloches. Il nous avait demandé de méditer un moment en silence sur la beauté de ce que nous avions vu, les grandeurs de la Rome des papes, les ruines de la cité terrestre, les monuments dressés en l’honneur des martyrs et le sens que tout cela pouvait nous conduire à donner à nos existences, qui commençaient. Il était lui-même terriblement progressiste. Il disait la messe en un quart d’heure, le samedi, de midi à midi et quart, avant de nous laisser rentrer chez nous, estimant que, la plupart d’entre nous n’ayant pas l’intention de respecter l’obligation dominicale, faute d’y être incités par leurs parents, ce serait toujours mieux que rien. Il croyait que Vatican II nous avait délivrés de quinze siècles de constantinisme, qui avaient asservi l’Église de Dieu à la poursuite des grandeurs terrestres. Il avait remplacé les cours de catéchisme par des tours de table où l’on échangeait sur l’Évangile et sur les grandes questions de société : la peine de mort, la libération de la femme, le flirt. Plus que de nous transmettre une doctrine, il s’efforçait de modeler notre humanité. J’ai tourné le dos à bien des choses qu’il m’a enseignées ; et de ce premier voyage à Rome, c’est imprégné de l’amour de la Rome des Césars que je suis revenu. N’empêche : sans nous le dire, sans bruit et sans éclat, en tirant négligemment sur son fume-cigarette, il avait répondu pleinement à sa vocation en nous mettant, autant qu’il le lui appartenait, en face de la nôtre. Est-ce sa faute si aucun d’entre nous n’a voulu le comprendre ? Si nul d’entre nous n’a prêté, ce jour-là, l’oreille à l’éventuel appel de Dieu ?

J’ai seulement été habité depuis par une autre présence : la conviction que la foi catholique peut aussi se lover dans les merveilles de la culture profane ; la conscience que la civilisation est une chose fragile.

Rentré dans ma famille, j’avais passé le mois de juillet à la campagne, enfermé dans ma chambre, à dévorer les deux tomes de Puissant et solitaire, le grand roman que l’Américain Irving Stone avait consacré à « la vie ardente de Michel-Ange ». Je ne saurais dire quelle était sa valeur littéraire, artistique. Je ne l’ai jamais relu depuis. Je sais en revanche que cette lecture m’a marqué pour toujours. Je n’ai pas perdu la foi en découvrant la Rome de la Renaissance, entrelacée avec les prestigieux souvenirs de l’Antiquité. J’ai seulement été habité depuis par une autre présence : la conviction que la foi catholique peut aussi se lover dans les merveilles de la culture profane ; la conscience que la civilisation est une chose fragile. Au contraire de l’Église, elle n’a pas les promesses de la vie éternelle. C’est à nous qu’il revient de la protéger entre nos mains débiles. Elle ne nous est pas seulement précieuse parce qu’elle est la nôtre ; parce qu’elle a donné sa forme à notre idée de la beauté. C’est par sa médiation que nous avons eu accès à l’éternité.

Pages 277-283.

Le livre


Automne romain 3D

Michel de Jaeghere, Un automne romain. Journal sans moi, Les Belles Lettres, 2018, 400 pages, 19 € | En librairie ou sur notre site internet


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