Le premier tome de la correspondance littéraire d’Yves Bonnefoy est en librairie. Extraits

Cette publication, pour laquelle le poète éprouvait une curiosité croissante au fur et à mesure que la diversité des voix ranimait en sa mémoire l’ombre de maints amis disparus, n’a d’autre sens que de témoigner du projet poétique qui a guidé le travail et l’existence de Bonnefoy ainsi que de nombre de ses proches.

D’emblée nous est apparu le caractère indissoluble de la recherche poétique et de l’expérience humaine de l’homme que fut Bonnefoy, jalonnée de contraintes matérielles auxquelles il fit face sa vie durant et qui eurent pour effet d’engendrer une étonnante faculté à convertir le hasard des circonstances et des engagements en projets des plus personnels…

Lire l’intégralité de l’introduction à ce premier tome, par Odile Bombarde et Patrick Labarthe >

bonnefoy Cioran

Présentation de ce volume :

Ce premier tome de la Correspondance d’Yves Bonnefoy rassemble plus de neuf cents lettres ou cartes d’Yves Bonnefoy et de quarante‑neuf de ses correspondants. Les lettres d’un certain nombre d’amis surréalistes n’ont pas été retenues : abondantes, elles ne couvrent que quelques saisons et pourraient faire l’objet d’un volume à elles seules à condition que les lettres écrites par Yves Bonnefoy soient accessibles, ce qui n’a pas été le cas. Néanmoins, quelques passages en sont cités en note.

La première partie du livre est constituée par les dossiers pour lesquels nous avons pu associer les lettres d’Yves Bonnefoy à celles de ses correspondants. La seconde partie se compose des dossiers pour lesquels les lettres d’un seul des deux épistoliers ont été retrouvées. La plupart du temps, ce sont les lettres d’Yves Bonnefoy qui font défaut.

À l’intérieur de chaque partie les correspondances se succèdent chronologiquement, en tenant compte du moment où elles débutent. Le premier dossier, celui des lettres échangées avec André Breton, commence en 1946. Le dernier, constitué par l’unique lettre de Monique Wittig, est de 1967. Ces correspondances sont conduites jusqu’à leur terme. Soit elles s’interrompent parce qu’une distance s’est installée entre Yves Bonnefoy et son correspondant : c’est le cas par exemple pour les échanges avec André Breton, Jean Hélion ou Hans Bellmer. Soit elles se poursuivent jusqu’aux derniers jours d’Yves Bonnefoy. Cela nous a conduits, dans trois cas, à inclure des courriels : dans les dossiers « Pierre Alechinsky », « Salah Stétié » – et dans le dossier « Michel Butor » à qui Yves Bonnefoy a envoyé un message quelques jours avant de mourir, alors que les échanges par lettres avaient cessé entre eux deux depuis près de trente ans.

L’ordre est donc chronologique, mais des sous‑ensembles naturels se sont formés. Ainsi trouve‑t‑on en tête du volume André Breton, Pierre Alechinsky et Christian Dotremont à la suite l’un de l’autre, bien que les échanges avec Pierre Alechinsky n’aient commencé que quelques années plus tard et bien que seule l’année 1971 ait été retenue pour ceux avec Christian Dotremont – en raison de la masse considérable de cette correspondance et de l’intérêt particulier de cette année 1971. De même, nous avons regroupé les correspondances entre Yves Bonnefoy et les autres membres du comité de rédaction de la revue L’Éphémère : André du Bouchet, Paul Celan, Jacques Dupin, Gaëtan Picon, Louis‑René des Forêts. Certaines des correspondances qui viennent à la suite peuvent avoir débuté plus tôt.

Lettres à Georges Henein (1914-1973)

Né au Caire, d’un père d’ascendance copte, diplomate, et d’une mère italienne, Georges Henein est un écrivain égyptien de langue française encore trop méconnu et insuffisamment compris, malgré la publication de ses Œuvres en 2006 chez Denoël. Il écrivit beaucoup, publia et commenta de nombreux auteurs – c’est d’ailleurs lui qui publia la plaquette Théâtre de Douve du jeune Bonnefoy en 1949 dans la collection de La Part du sable, la revue qu’il venait de créer au Caire avec Ramsès Younane et Edmond Jabès. […]

Sa vie est marquée et changée par l’exil, dans la suite de l’arrivée de Nasser au pouvoir en 1956. Homme de gauche, d’abord plein d’espoir et favorable à la refonte sociale qui se mettait en place, il appartenait, comme d’autres intellectuels francophones, à l’élite du temps de la royauté, qui ne pouvait qu’être exclue du fait de la prise de pouvoir par le peuple. Bonnefoy souligne son « courage » : « […] car l’époque où furent écrites ces pages toujours irrespectueuses, parfois acerbes, ne manqua pas d’heures de tension et même dont Georges Henein aimait à se réclamer, lui qui était d’ascendance copte et italienne bien que de culture surtout française, mais ne se sentait pas moins solidaire de cette terre arabophone où il vivait et qu’il voyait vivre. » […]

Extrait de la présentation page 207, par Odile Bombarde.


31 décembre 1958

Mon cher ami,

Je vous remercie vivement des signes que je viens d’avoir le privilège de recevoir de vous. Dans l’obscurité qui s’appesantit sur nos contrées, votre existence aux confins est pour moi une pensée réconfortante, comme si tout ce qui valait désormais reposait sur la réalité insulaire, l’obstination secrète de quelques personnes, héritières d’un sens gnostique de la durée dans l’exil. Vous le voyez, je suis pessimiste. Ce qui m’inquiète, dans nos plus récents trébuchements étant bien moins l’autorité grandissante que l’efficacité toujours davantage recherchée, efficacité qui morcelle l’unité cérémonielle de l’homme en tant de « fins » techniques ou hédonistes. Au fond – et je me souviens de ce que vous aviez écrit dans ce sens – seul le cri, qui ne se divise pas, qui ne signifie pas, qui ne sert pas, et pourvu qu’il ne se monnaye pas en paroles, est analogue à la réalité qui se perd. Je suppose que toute poésie à venir, soit le répétera, ce qui serait gravement le compromettre, soit se taira presque, pour mieux l’entendre. À Ikbal et à vous – et à Mounir, puisqu’il est auprès de vous – je porte nos vœux, tous ceux que vous pouvez imaginer.

Yves

Le Caire, le 15 Janvier 1959

Mon Cher Ami,

Toute expansion est le fait du pauvre. La dimension de l’éloignement lui est nécessaire pour savoir que la mort le rejettera à marée basse et que la chose à être est derrière lui comme une rencontre manquée. L’homme‑balistique proposé aux étoiles ne sera jamais fonction que de sa rampe de lancement. Il parlera aux algues d’outre‑flore comme à son infra‑chien qu’il a laissé la veille et qui a déjà trois mille ans. Cependant, il se peut bien qu’il ne parvienne plus à sortir de l’ombre, qu’il se dérelativise dans l’alcôve hantée où l’on est soi‑même le fils à naître qui n’en finit plus. Qu’adviendra‑t‑il lorsqu’un Nietzsche enroué annoncera la fin de l’ailleurs ? Quelqu’un reviendra bien sur le lieu de l’homme, qui n’a pas cessé de se définir comme un droit mystérieux à avoir la primauté de l’erreur.

Massignon, qui est parmi nous, s’exaltait l’autre soir en évoquant la constellation peu visible des Pléiades. En de vastes régions de l’Asie, la vue des paysans qui ne distingue plus même l’attente du plaisir dans les yeux de leurs femmes, s’exerce à détecter l’apparition de ces signes lointains et mouillés, parce que du fond du ciel vient la promesse de la pluie. D’où le calendrier des Pléiades en usage chez ces gens. Insulaires, notre conscience erre à la recherche d’un signe à récuser encore, contre le ciel creux. Ainsi doit se poursuivre le tam‑tam des mangeurs d’hypothèses, à travers la lourdeur des nuits.

Quand Mounir était ici, à nos côtés, c’était un peu avec vous également que nous avions l’illusion de nous trouver et de parler. Mais Mounir est reparti, la tête vrillée des problèmes les moins solubles. Et nous dépeçons de la solitude, en essayant vainement de flatter les jours, de donner du sucre au temps. Ne viendrez‑vous pas nous rendre à nous‑mêmes ? Des français arrivent en nombre, mais – Massignon mis à part – d’une fâcheuse et inutile médiocrité. Un petit ensablement ptolémaïque me semble, à tous égards, arrangeable.

À vous et à Éliane, nos pensées constantes et affectueuses. Ikbal se joint à moi dans ces effusions et les voudrait tout autres qu’épistolaires. Elle se réjouirait beaucoup à l’idée de commencer à préparer votre chambre.

Georges Henein

2 février [1959]

Mon cher ami, j’ai tardé à vous répondre parce que nous hésitions entre l’idée de venir vous voir, si séduisante, et l’évidence accablante de tout ce que j’ai à faire ici. Hélas il est acquis maintenant que jusqu’à la fin d’avril je ne puis pas m’absenter. C’est à cette date que je dois livrer au Seuil ce Rimbaud auquel j’ai réfléchi mais que je n’ai pas commencé d’écrire. Et au Club une traduction du Conte d’hiver qui n’est pas faite au delà du tiers. Entre‑temps viendront les épreuves de mon recueil d’essais qui doit paraître en mars au Mercure,  et ce n’est pas tout. Je maudis tant d’obligations qui sont la frivolité même quand il s’agirait de franchir les mers. Je regrette l’alerte vapeur grec auquel nous avons pensé, auquel nous pensions hier encore. Mais je ne veux pas croire pour autant que nous ne nous verrons pas très bientôt. Et en tout cas je vous remercie de votre invitation qui nous touche beaucoup et qui nous aura fait vivre un peu en Égypte, si même il doit être dit que nous n’avons pas pu l’accepter. Dites à Ikbal que notre pensée est auprès d’elle et de vous. J’attends maintenant Mounir, qui s’attarde mystérieusement en Suisse, pour avoir de vos nouvelles de vive voix. Toutes nos plus vives amitiés. Yves

15 mars [1959]

Mon cher ami, j’ai eu de vos nouvelles par Chargelègue, avec grande joie, vous n’en doutez pas. J’aimerais penser qu’en mai je pourrais vous rendre visite, mais j’ai ce boulet au pied du livre à faire, et le soleil, je le crains, sera trop haut et trop glorieux sur vos terres quand je me serai libéré. N’enviez pas – croyez‑moi – les fastes de la continuité. Ils sont mornes, amertume du petit jour, défaillance de midi, et demain redoutable à penser quand vient le soir. Vive, au contraire, une discontinuité essentielle ! Écrire court, pour davantage de résonances, changer mille fois de perspective, et comme dit Polonius, by indirections find directions out. La pensée sera oblique ou ne sera pas. À ce titre votre œuvre toute en litotes, en gambits, en allusions m’a toujours paru exemplaire. Rien de plus vulgaire que d’attraper une idée par l’oreille et de la tourmenter encore 250 pages plus loin. C’est à croire qu’on ne l’entend pas miauler. Opposons Plotin à Aristote. Je viens de faire la connaissance de Jean Grenier, nous avons parlé de vous, et aussi de la Part du Sable. Mais que devient Mounir ? C’est à croire qu’il a réalisé le grand œuvre et abandonné nos désolantes limites. Dites‑lui, si vous correspondez avec lui, que je regrette beaucoup sa disparition. Dites‑le lui surtout s’il est rue Notre‑Dame‑des‑Champs, ce qui n’est pas impossible. Mais je n’ose pas téléphoner une nouvelle fois à sa femme.

À Ikbal et à vous notre plus amical souvenir.

Yves

bonnefoy complet

  • Yves Bonnefoy, Correspondance, tome I. Édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Les Belles Lettres [2018, inédit]
  • XXVIII + 1156 pages. Index
  • Livre broché, couverture à rabats. 15.5 x 21.5 cm
  • Parution : 09/03/2018
  • EAN13 : 9782251447483
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