L’Orient-Express, de Blanche El Gammal : le train mythique qui cache celui des désillusions

Grâce à un corpus exceptionnel interrogé finement, Blanche El Gammal démontre pour la première fois comment et pourquoi l’Orient-Express, ce rêve industriel récupéré et mis en scène par la littérature, s’est avéré un convoi d’illusions. Extraits.

« Rien ne commence par la littérature, mais tout finit par elle, y compris l’Orient-Express. » Paul Morand, Le Voyage

Intérieur-Orient-Express

Les notes de fin de volume ont été ici retirées pour une lecture plus fluide.

Un jour un train

(Pages 7-8)

Jusqu’à la fin du XIX siècle, les voyages ferroviaires s’apparentent à un parcours du combattant, si l’on en croit les nombreuses plaintes émises par les voyageurs et les illustrations humoristiques qui ornent certains journaux. Les trains européens sont relativement lents, le confort est très rudimentaire ou inexistant ; les voyages à l’étranger sont quant à eux rendus interminables par les transbordements et les contrôles aux frontières.

Les améliorations se mesurent tout d’abord à l’extension du réseau ferroviaire et à son achèvement, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, en France, en Belgique, en Allemagne et en Autriche- Hongrie. Ce sont ces puissances qui prennent parallèlement en charge la création de voies ferrées dans les Balkans, notamment les pays germanophones, qui obtiennent un nombre très important de concessions en Roumanie, en Bulgarie, en Serbie et en Turquie.

Le confort s’introduit à peu près simultanément dans le train. L’éclairage, le chauffage et les toilettes font progressivement leur apparition dans les voitures de première classe ; mais c’est à partir des années 1880, avec l’invention des trains de luxe internationaux, que les voyages ferroviaires – ou tout au moins leurs représentations – changent véritablement.

Le contexte de forte expansion économique en Europe, il est vrai, exige alors la création de tels moyens de transport. Soulignons ici le caractère indissociable du luxe et de l’internationalisation des trains : le second XIXe siècle, c’est en effet le temps des gares, qui rivalisent de monumentalité et de splendeur dans les grandes villes; des grands investissements immobiliers, bancaires et hôteliers en particulier ; des expositions universelles, internationales et nationales, qui déplacent les foules.

Hors du continent, les trains américains suscitent l’admiration des voyageurs étrangers, parmi lesquels Georges Nagelmackers, fondateur de la Compagnie internationale des wagons-lits et créateur du premier train de luxe international européen : l’Orient-Express.

De retour d’un voyage aux États-Unis entamé en 1867, cet ingénieur liégeois issu d’une importante famille de banquiers et d’hommes politiques a l’idée de reproduire en Europe, avec les adaptations et les améliorations qu’il juge nécessaires, ce qui a été fait quelques années auparavant par George Mortimer Pullman en Amérique : un train de luxe reliant différents États.

Figure1 Orient Express

Contenue dans le cahier d’illustrations central

Les voyageurs de l’Orient-Express

(Pages 143-144)

Qui sont les voyageurs de l’Orient-Express ? Comment voyagent-ils ? Quel est leur état d’esprit ? L’ensemble des sources utilisées – articles de presse, récits de voyages et fictions – montrera qu’il est en fait très difficile de tenir des propos univoques sur ces questions.

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les voyageurs sont les figures connues ou familières que l’on devine : des souverains et des diplomates de toute l’Europe, des aristocrates, des ingénieurs, des hommes d’affaires, des militaires, des ecclésiastiques en route vers la Terre sainte, des artistes, des hommes de lettres et de sciences invités ou en tournée, des journalistes conviés aux inaugurations de lignes ou envoyés dans les Balkans. Autant de voyageurs pour qui le train a été conçu, qui s’y sentent chez eux, sont entre eux et cultivent cet entre-soi, courent et prisent toutes sortes de mondanités européennes. Certains cependant déplorent ces rencontres et ces arrêts obligés qui ôtent au voyage les charmes de la surprise et de l’exotisme ; d’autres mettent en doute le luxe du train ; d’autres enfin regrettent qu’il transporte aussi dans ses voitures des rivaux et des ennemis.

Après-guerre s’imposent les images du splendide train Art déco et de la Madone des sleepings, symboles du faste et de l’insouciance des Années folles, alors que beaucoup de voyageurs sont des représentants des délégations des pays vaincus contraints à d’incessants déplacements dans les pays vainqueurs, des Russes blancs chassés par la révolution d’Octobre et des réfugiés d’Europe centrale, des Anglais, des Américains et des Français ébranlés devant le spectacle de l’Europe détruite ; tous inquiétés par les voleurs, les trafiquants, les assassins et les terroristes qui hantent dorénavant les couloirs du train.

Contre toute attente, le train délabré d’après 1945 réserve quelques belles surprises et des rencontres intéressantes, précisément parce que les voyageurs n’en attendent plus rien. Et quand l’Orient- Express redevient en 1982 le train splendide qu’il était dans l’entre- deux-guerres, d’aucuns dénoncent le caractère factice et l’inanité d’une telle restauration.

4e-couverture-Orient-Express

Rêve d’Orient ou fin du rêve ?

(Pages 317-319)

Les différents articles du catalogue de l’exposition L’Orient-Express. Le voyage à Constantinople mettent très bien en lumière l’équivalence Orient-Express = Constantinople. Le train, par son nom même, semble brûler les étapes pourtant importantes des villes d’Europe centrale ; le rêve d’Orient est désormais à trois jours de Paris : sitôt monté dans le « Train Éclair », sitôt arrivé ; certains voyageurs n’ont même pas eu le temps d’apercevoir quoi que ce soit du paysage, sinon les plaines désolées de Thrace parcourues à (trop) faible allure.

Les riches voyageurs peuvent donc avec l’Orient-Express se lancer sans difficulté sur les traces des orientalistes du XIXe siècle et confronter leurs impressions aux leurs, en particulier au dernier d’entre eux, Pierre Loti, dont le nom est indissociable de Constantinople depuis les succès d’Aziyadé, de sa suite Fantôme d’Orient et des Désenchantées, respectivement parus en 1879, 1892 et 1906.

Constantinople est en effet « devenu, pour beaucoup de lettrés, inséparable du chagrin de Loti » dès la publication des deux premiers romans. Rappelons également, dans un même ordre d’idées, que tout Français qui va à Constantinople se doit de rendre hommage au « magicien », au « poète » de la ville.

Si Orient-Express = Constantinople et que Constantinople = Pierre Loti, le syllogisme veut que le nom de Pierre Loti soit lié à celui de l’Orient-Express ; et il l’est très souvent.

Or Pierre Loti hait l’Orient-Express, qu’il associe au tourisme de masse – phénomène qu’il découvre au cours de son deuxième séjour à Constantinople et auquel il participe avec horreur et hébétude. […]

Tout ce qui est lié à l’Orient-Express  relève […] du tourisme et du quelconque, deux mots quasiment équivalents, avec des répétitions éclairantes d’une mention à l’autre et du récit au journal. Mais il y a pis dans tout cela : c’est la perte de soi dans les conversations sans intérêt : « Et, pour un temps, je redeviens comme tout le monde, causant, la mémoire endormie, me rappelant à peine que c’est demain, demain matin, l’entrevue redoutée avec Kadidja et la visite au tombeau » et le sentiment que la ville aimée est désormais souillée, qu’elle ne lui appartient plus :

« Et ces rues, ces places, ces banlieues de Constantinople, il me semble qu’elles sont un peu à moi, comme aussi je leur appartiens. Tous ces désœuvrés de boulevard que l’Express-Orient y jette maintenant en foule, je leur en veux de s’y promener, comme à des intrus profanant mon cher domaine sans y apporter l’admiration ni le respect que le vieux Stamboul commande encore. Ces quartiers, qu’ils regardent avec un banal étonnement, et que je connais, moi, comme ceux de pas une ville au monde, je les ai parcourus jadis, à toute heure du jour ou de la nuit, me mêlant d’ordinaire, au gré de ma fantaisie d’alors, à la vie des plus humbles d’entre les gens du peuple. »

L’emploi des démonstratifs vaut ici celui de formes possessives : Loti, jaloux des regards que l’on porte sur sa ville, passe à l’injure lorsqu’il s’agit de qualifier les touristes, incapables d’apprécier les beautés qui leur sont offertes. Fini le touriste quelconque, c’est maintenant le désœuvré, l’intrus, voire l’imbécile. Ainsi, il manifeste ouvertement son mépris à « un monsieur touriste récemment vomi par l’Orient-Express » qui a le malheur de lui poser la question suivante :

« – Il n’y a rien à faire à Stamboul le soir, n’est-ce pas, monsieur ? (C’est le cliché que vous servent tous les guides des hôtels, qu’il n’y a rien à voir à Stamboul le soir et que les promenades y sont périlleuses.) Je le dévisage tout d’abord :
– Oh non ! monsieur : en effet, à Stamboul, rien du tout. Mais ici, à Péra, tenez, tout à côté, faites-vous indiquer… : vous avez deux ou trois beuglants délicieux … »

On observe une même haine croissante vis-à-vis de l’Orient-Express, monstre de fer qui ne « jette » plus mais « vomit » ses voyageurs. Si Pierre Loti envoie ce monsieur à Péra, c’est parce que ce quartier seul pourra répondre à ses attentes vulgaires : il est en effet devenu le quartier général des touristes, un « prolongement naturel du train, où se retrouve l’échantillonnage composite qui peuplait les wagons », le véritable terminus de l’Orient-Express. L’afflux de touristes ne va pas sans apporter son lot de mutations urbaines désastreuses, enlaidissant à toute allure et irrémédiablement le cher Stamboul, à commencer par Péra.


  • Blanche El Gammal, L’Orient-Express. Du voyage extraordinaire aux illusions perdues [2017]
  • 626 pages. Bibliographie, Index, 29 illustrations couleur en cahier central.
  • Livre broché avec rabats. 16 x 24 cm.
  • Parution : 13/10/2017
  • EAN13 : 9782251447100
  • 35,50 € en librairie ou sur notre site internet
  • 24,99 € en format epub à télécharger sur notre site internet

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