Histoire de l’équilibre, de Joel Kaye : traduction inédite d’un essai couronné

Dans cet ouvrage profondément original et magnifiquement argumenté, Joel Kaye aborde la question de l’équilibre, un idéal central dans les conceptions médiévales de la justice, de l’éthique, des mathématiques et de la médecine. Laura A. Smoller, The American Historical Review, Volume 120.

Histoire de l’équilibre (1250-1375)

L’apparition d’un nouveau modèle d’équilibre et son impact sur la pensée

Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet. Titre original : A History of Balance, 1250-1375: The Emergence of a New Model of Equilibrium and Its Impact on Thought (Cambridge University Press, 2014).

Médaille Haskins (Medieval Academy of America) 2017

Prix Jacques Barzun (American Philosophical Society) 2015

Les mouvements du monde peuvent-ils se régler d’eux-mêmes et produire leur propre stabilité bien équilibrée ? Les choses s’arrangent-elles toutes seules ?

Ce rêve de toujours, constamment mis en déroute et retrouvé, a connu en Occident latin, pendant plus d’un siècle, (1250-1375) une vogue intense et a même produit un modèle unitaire et ambitieux qui affectait la pensée économique scolastique, la doctrine politique, le savoir médical et la philosophie naturelle. Les penseurs les plus aigus et les plus novateurs de l’époque ont montré le fonctionnement et surtout les immenses possibilités offertes par ce modèle, qui a entraîné de capitales orientations nouvelles.

C’est ce qu’a découvert Joel Kaye dans ce très grand livre, qui réussit à être fort lisible et d’une érudition ébouriffante et qui nous fait saisir les séductions encore actuelles de ce beau mirage.

family2015_053-minJoel Kaye est professeur au département d’histoire de Barnard College, à l’université Columbia de New York. Parmi ses dernières publications, Economy and Nature in the Fourteenth Century: Money, Market Exchange, and the Emergence of Scientific Thought (Cambridge University Press, 1998).

Préface d’Alain Boureau

Disons‑le d’emblée : ce livre génial sera parmi la poignée d’ouvrages qui a marqué l’histoire médiévale et l’histoire des mentalités en général depuis un siècle. Certes, le mot de « mentalités » n’est jamais employé, mais l’entreprise l’incarne réellement et parfaitement : le concept intellectuel ; le « modèle » (selon le terme de l’auteur) qui en est l’objet n’appartient pas à un auteur unique, mais parcourt des savoirs fort divers, à une époque déterminée (1250‑1375), mais sans début absolu ni fin brutale, en s’enlevant sur une longue durée. N’y manquent pas une attention sérieuse au contexte, ni une analyse serrée de certaines images. C’est exactement l’esprit des travaux de Marc Bloch et de Jacques Le Goff qui se retrouve chez l’auteur, professeur à Barnard College (Columbia University, New York). Et si l’on préfère se référer à une direction plus récente, le livre englobe et dépasse les acquis historiographiques de l’Analytic Narrative proposés par les mathématiciens de la théorie des jeux.

De quoi s’agit‑il ? De la notion d’équilibre dynamique et autonome, livrée en anglais et en latin sous les noms de « balance » et d’« equilibrium », examinée et analysée en trois domaines, la pensée économique, la médecine et la doctrine politique, avec un fondement théorique fourni par la philosophie naturelle.

Les deux premiers chapitres portent l’un sur les modes d’égalisation dans le discours sur l’usure, du Décret de Gratien (vers 1175) à 1300, et l’autre sur la détermination des prix et des valeurs. Pour ce premier chapitre, on pouvait redouter une simple synthèse à partir de l’immense et riche corpus historiographique sur la question ; en fait, l’auteur se focalise précisément sur l’égalité des sommes cédées et rendues dans un prêt, au cœur de la définition chrétienne de l’usure. Gratien, en citant les Pères de l’Église, pose la stricte égalité arithmétique des deux sommes pour exclure l’usure. Le droit romain utilisé dans le droit canonique permet des ajustements, avec la notion d’interesse et de damnum emergens (pertes subies lors de l’exécution d’un contrat). Le canoniste Hostiensis vers 1253 y ajoute la notion de lucrum cessans (perte d’un profit probable par l’immobilisation de l’argent). En outre, aux frontières du prêt, le contexte d’une croissance fort vive entraîne la généralisation du commerce, marquée par la multiplication des ventes à terme, tandis que l’ampleur des bénéfices conduit à des contrats de rente. Bien des esprits sont donc prêts à une redéfinition de l’usure.

Par un audacieux et riche rapprochement, Kaye note alors le recours au livre V de l’Éthique d’Aristote, dont Robert Grosseteste donna la traduction complète en 1246‑1248. L’égalité se situait au centre de la justice selon Aristote, mais son opposition entre justice distributive et justice directive permettait de concevoir avec le premier terme une égalisation proportionnelle et non plus strictement arithmétique. La fin de ce chapitre offre une étude contrastée de Thomas d’Aquin et de Pierre de Jean Olivi. En effet, le premier dispose de toute la culture aristotélicienne et d’un certain savoir canoniste qui lui permettraient de renverser la conception arithmétique du remboursement, mais il s’arrête en chemin pour deux raisons : le respect de la tradition patristique, mais surtout l’idée d’un ordre divin universel, qui s’accommode mal des ajustements humains de la justice distributive. En revanche, Olivi, dans son Traité des contrats, bâtit un véritable système de variabilité progressive des prix, dont la quantité n’était pas fournie par la fixité naturelle du juste prix, mais selon une « latitude », une relativité complexe. La condamnation de l’usure et la question du juste prix, si étroitement associées, prenaient leur autonomie. Sur ce point, le droit romain, qui punissait un écart trop fort par rapport au juste prix, n’apportait guère d’aide. Un théologien comme Olivi trouvait enfin une solution : le prix juste était celui du marché, ce qui supposait une autre conception de l’argent. Il en distinguait deux types : l’argent comme objet physique et dénombré et l’argent non matérialisé, entendu comme une valeur circulante, qu’il nommait « capitale ».

Les chapitres suivants, sur la médecine, sembleraient proposer un simple parallèle en montrant le rôle de l’équilibre dynamique en ce domaine, mais nous le verrons, le passage d’une discipline à l’autre désigne une réalité historique. Le chapitre 3 évoque longuement le médecin Galien de Pergame. Au IIe siècle, dans l’océan de ses textes, il montre que la vie réside dans un équilibre des tempéraments, fondé sur l’ancienne quadripartition des humeurs vitales et des combinaisons des qualités des éléments (chaud/froid, sec/humide). Mais cet équilibre vital est constamment instable et le corps humain connaît un continuum de la santé à la maladie, en passant par un état neutre (neutrum). Le travail médical sur la proportion consiste donc à rectifier attentivement la série de déséquilibres qui suit une stabilité momentanée. C’est l’autonomie immanente du système d’auto‑rectification qui s’installait, sans choquer les esprits chrétiens, car la limite technique du propos ainsi que l’affirmation, par Galien, des limites du savoir médical, paraissaient en assurer l’innocuité doctrinale.

La connaissance de la théorie galénique en Occident se fit par l’intermédiaire arabe d’abord en direction de la fameuse école de Salerne ; le livre bref mais capital de la Tegni de Galien fut traduit deux fois (du grec, puis de l’arabe) au XIIe siècle, avant son De complexionibus. Un relais plus précis fut celui d’Avicenne et de son Canon. La jonction avec la philosophie commençait à se faire. Joel Kaye présente deux moments forts de cette réception créatrice, celle du médecin bolonais Taddeo Alderotti (1210‑1295), par ailleurs traducteur de l’Éthique d’Aristote en vernaculaire, et surtout celle d’Arnau de Villeneuve (c.1238‑c.1312), qui formalisa et mathématisa la notion de complexion et se livra à une véritable science de quantification des qualités. Le croisement des doctrines d’Aristote et de Galien fut fécond : l’analogie de la bonne proportion par rapport à la justice distributive, déjà notée par Galien, fut approfondie par Avicenne et Alderotti, tandis qu’au prix de débats incessants se dépassait la grande opposition entre le partisan du neutre et le défenseur des qualités et des qualités opposées et distinctes. Une autre jonction importante s’opérait : Arnau de Villeneuve, fort proche des Franciscains, côtoya certainement Olivi à Montpellier et les influences furent réciproques.

Le recours à la médecine, dans ce livre, n’était donc pas métaphorique et il permet de déboucher sur les usages de l’équilibre dynamique et autonome en doctrine politique, qui occupent trois chapitres. Le chapitre 5 examine les analyses de la notion de Bien commun chez Albert le Grand : cette valeur poursuivie par Aristote aurait pu conduire les deux dominicains à y loger l’égalisation proportionnelle. Les outils de cette association étaient prêts, les éloges de la cité de la circulation et du bien qui en étaient issus commençaient à abonder, mais Albert et Thomas y renoncèrent, toujours au nom d’un ordre divin et universel. Cela dit, je ne suis pas convaincu que l’immense Albert n’ait pas été ouvert au modèle en d’autres domaines et d’autres textes. Il a toujours préféré l’enquête à la cohérence. Joel Kaye repère en revanche une expression vive du modèle d’équilibre dynamique et autonome dans le Defensor pacis de Marsile de Padoue (1323).

Le chapitre 7 trace l’étonnant parcours de Nicole Oresme (c.1320‑1382), qui applique et raffine le modèle politique de l’équilibre de système dans son traité De moneta (1356), qui attache vigoureusement le droit de changer le cours d’une monnaie à la communauté qui l’utilise. Or, moins de vingt après, la traduction et le commentaire français des Politiques d’Aristote, lieu central, on l’a vu, de la doctrine de l’équilibre proportionnel, manifestent un retrait sensible des thèses fracassantes du De moneta. L’auteur note que le cas n’est pas isolé : le modèle perdit de son attrait, sans doute en raison d’un nouveau contexte, celui de la dépression et de la peste. L’équilibre naturel continuait à fonctionner, mais dans le sens inverse de ce que ressentaient les penseurs de 1280‑1350 : le niveau de vie des classes dirigeantes s’abaissait relativement par rapport à celui des classes laborieuses. Le modèle intellectuel avait bien un aspect contextuel.

Le dernier chapitre ouvre largement la question en examinant les correspondances scientifiques et philosophiques du modèle avec notamment la fameuse loi de Thomas Bradwardine (1317) sur l’arrangement mathématique des diverses formes de proportions. Jean Buridan est convoqué aussi pour ses réflexions de physicien du globe et de géologue. Ce chapitre dense et capital constitue probablement l’esquisse d’un nouveau livre de l’auteur. Loin de cimenter son chef‑d’œuvre, Joel Kaye nous laisse sur une nouvelle ouverture.

Alain BOUREAU

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