Éclats de verre, 13 nouvelles de Marie-Victoire Velut : extraits

«   Mon père, chaque homme est toujours responsable. De ce qu’il fait, de ce qu’il ne fait pas. Ne pas broncher devant les injustices, c’est les accepter. J’ai rencontré à l’usine des camarades réalistes, solides et prêts à monter au ciel comme des étoiles filantes pourvu qu’en échange on distribue leur solde aux gamins de Paris. Dans les quartiers miséreux, toute une population hâve et dépenaillée tente de survivre chaque jour. Des créatures chétives et malades au cœur de Babylone. La vie n’est qu’un combat, mon père, et on ne peut jamais s’en dégager. Mais qu’on me laisse quelques veinules, seulement quelques nerfs, rien qu’un doigt, et je retracerai sur mon chemin une nouvelle cosmogonie dans l’harmonie totale de ses éléments. Entendez donc le choc des idiomes dans ma bouche, la soif des naissances. Moi, zébré de soleil, récoltant dans mes chutes l’écume piaffante d’un devenir, je sais de quel pouvoir je suis investi.

Mon cher enfant, j’irai te rechercher, et comme un bon berger je veillerai sur toi. Les crimes de tes amis rougissent déjà la Seine, la prise du Palais vous accable d’horreur.

Mon père, ma place est ici désormais. Je ne reviendrai pas. L’assaut de ces jours sera décisif, nous aurons la victoire. Vous ne pouvez pas comprendre, après tout vous n’êtes qu’un poète de ces temps de lucre, un vendeur de poésie en petites tranches d’émotion, un grand démissionnaire de la lutte du peuple, vous camouflant votre impuissance derrière les théories ronflantes du Grand Art complexées jusqu’à la moelle par les reflets vacillants d’une croyance qui se meurt. J’empaille vos écritures dans le musée de mes illusions et je tends la main à mes frères combattants, ceux qui savent de quel tocsin les mots sont capables. Il en a fallu, des semaines, pour que j’admette enfin de quelle peau vous étiez fait. Je ne veux plus que vous reparaissiez. Vous nourrissez mon dégoût pour cette époque, vous êtes comme les feuilles tombées de l’arbre sous l’effet du vent, coupées de la racine de la vie elle-même.

Mon cher enfant, peut-être suis-je baigné d’obscurité mais l’ombre est un puissant allié. Également dans la mémoire des hommes nous ne serons plus un jour que gravats et poussières. Gravats et poussières. Ce sera notre gloire d’être oublié. Les vivants ne garderont pas notre petite lumière mais nous, dans l’ombre, nous garderons une place aux vivants. Je revois mon enfance, passée à jouer près du puits couvert de lierre. La vigne pleine de grappes bleues et mauves toutes fleuries. La chaleur, le bourdonnement et le silence. La croix de pierre sur la chapelle. Le vitrail en lune horizontale : le cœur et la faux. Le mur vieilli et crevassé plein de recoins, de fissures, d’aspérités et de terre. Partout l’herbe montante, des trèfles gigantesques, des gentianes de plusieurs mètres. La nature l’avait emporté. Personne ne luttait contre elle. On cherchait juste à se fondre.
Et en même temps, en voulant n’être rien, on se sentait si plein. S’ignorer pour se connaître. Ne pas être pour exister. L’oubli fleurissait les bourgeons de rayons d’or. Et pourtant je vivais pleinement de cette inexistence. Mon enfant, je ne veux pas que tu te dresses face à des milliers de fusils. Je ne veux pas que tu mettes ta peau au bout de tes idées. Nous n’avons pas besoin que tu t’immoles au nom de l’avenir et que ton vaste ciel croupisse quatre pieds sous terre. Nous avons juste besoin de réapprendre à aimer dans le temps miraculeux que Dieu nous permet de vivre. »

Extrait de Dialogisme, pages 14-16

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« Après des heures passées sur les bords de la Seine à marcher ensemble, Gad trempé jusqu’aux os dévoila pour Antoine les trésors que recèle le quotidien, le fruit de ces longues excursions dans la capitale où il avait appris à observer et aimer les événements de chaque jour. Quand les huit heures sonnèrent à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, tandis qu’ils se hâtaient vers le lycée, il raconta comment chaque coup ouvrait douze boutiques en même temps, et, toujours en retard de trois minutes, les cordonniers de la rue de l’Abbé-de-l‘Épée, le fleuriste de la rue Saint-Jacques et les deux opticiens de la rue Gay-Lussac. Il fit réaliser à Antoine combien, au-dessus des maisons, le ciel à cette heure était frais, et d’un bleu léger. « En ce moment, les marchands d’huîtres, au coin des petits bars, ouvrent leurs corbeilles grinçantes et coupent des citrons dans les grands plats de faïence blanche, d’un couteau qui crisse. Sept taxis se suivent à la file, si heureux du matin qu’ils ne songent pas à la maraude, et chacun des chauffeurs rit et touche sa casquette en tournant au coin du boulevard Saint- Michel, devant le marchand de marrons. Le quartier bien éveillé secoue à l’intérieur des cours les tapis et les descentes de lit, et parfois une femme de ménage agite furtivement un torchon au cinquième étage sur la rue, et ce torchon saute pendant deux cents mètres d’une fenêtre à l’autre. La papeterie Saint-Louis a déjà installé devant sa porte les tours à cartes postales et les fichiers où l’on pêche tour à tour Paul Valéry, Yves Bonnefoy et Jan Kiepura. Tous les cafés du Quartier latin sont ouverts, et nourrissent un peuple voué au café-crème. Il y en a pour deux heures au moins, et les paresseux relaieront les matinaux, jusqu’au moment où les goinfres, les tôt-levés, les échappés des cours, viendront prendre vers dix heures, dix heures et demi, un second petit-déjeuner. » La description de cette vie animée enthousiasma Antoine et le fit beaucoup rire. »

Extrait de La main tendue, pages 40-41


Présentation

Chacune des nouvelles de ce recueil élabore son propre univers mais dit aussi quelque chose du monde qui nous est familier. Il s’agit le plus souvent d’en montrer les limites : soit que les nouvelles mettent en scène des vérités amères inhibant la société contemporaine, soit qu’elles proposent au lecteur une échappée aux dérives de la modernité par l’exaltation de l’idéal.

À la fois dures et tranchantes comme des morceaux de verre, toutes les nouvelles de ce livre, laissent ainsi passer des rais de lumière, des instants de grâce, des trouées vers des contrées plus belles où l’homme, échappant à la tragédie d’un monde qui se déshumanise, peut découvrir son salut.

L’auteur

Marie-Victoire Velut, lauréate nationale du concours d’éloquence de la DRAC en 2010, a 24 ans et vit à Paris.

  • 13 nouvelles inédites. 192 pages
  • Livre broché. 12.5 x 19 cm
  • Parution : 21/08/2017
  • 9782251447087
  • 19 €
  • Disponible en librairie ou sur notre site internet
  • Existe également en format ePub
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