Histoire des Indes, de Michel Angot : extraits

Faire l’histoire de peuples et de pays qui jusqu’au XVIIIe siècle ont tout ignoré de l’Inde et des Indes, et dont beaucoup ont ignoré l’idée même de l’histoire, tel est le pari de ce livre.

En 1888, John Strachey écrivait dans son India :  » Il n’y a pas, et il n’y a jamais eu d’Inde, ou même un pays, l’Inde, qui, selon les idées européennes, aurait possédé quelque unité, physique, politique, sociale ou religieuse. » L’Inde était un artefact créé par l’impérialisme européen. Cela était vrai à la fin du XIXe siècle et pour le passé, mais aujourd’hui l’Inde, partie des Indes, existe : être indien est la fois une réalité et une prétention ; c’est aussi une exclusion, dont témoignent les violents débats historiques qui passionnent l’Asie du Sud.

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Pour retracer la longue histoire de ce pays promis à devenir une des grandes puissances du monde, Michel Angot réussit un véritable tour de force : embrasser plusieurs milliers d’années et un espace aux dimensions de l’Europe, avoir recours aux sources les plus étendues et tenir ensemble les traces du temps, de l’Antiquité à nos jours, qui font de cette histoire une fabrique de l’Histoire.

Extrait 1 : Histoire et Inde(s)

 Entreprendre l’histoire de l’Inde n’est possible que si l’Inde est disponible comme  objet et sujet d’histoire. Il en va de même de l’histoire de France. Quand devient-il possible de faire l’histoire de France ? La réponse tient évidemment à l’existence d’une France, en fait à l’existence du royaume de France qui rencontre le regard des autres aussi bien que sa propre appréciation, et à l’existence de l’histoire comme pratique appréciée. C’est parce que la France existe qu’en 1572 les Turcs ottomans rédigent une Histoire des padishahs de France, un ouvrage qui vise à faire connaître le royaume et les rois de France à la Sublime Porte, car depuis peu le Grand Turc a les rois très chrétiens pour alliés. À la même époque, une telle réalisation serait peut-être possible « aux Indes » si elle venait de la cour moghole, car Akbar (r. 1556-1605) et les Moghols sont curieux des autres. Pourtant, c’est un fait qu’ils n’ont rien entrepris de semblable : leur curiosité s’arrête aux « autres », très nombreux, qui vivent à leur cour (Persans, Ottomans, Arabes, Egyptiens, Malais, quelques Européens). Ils font rédiger des chroniques de leur temps et de leur propre histoire, le Bāburnâma, l’Akbarnâma, ‘L’Histoire de Bābur’, ‘L’Histoire d’Akbar’, mais ignorent les autres, voisins ou lointains. L’Hindoustan où ils règnent, ce qui est l’au-delà oriental de l’Iran islamisé, est le cadre spatial, géographique si l’on veut, où s’inscrit leur propre étranger, les Moghols n’ont entrepris ni l’histoire des Indes ni l’histoire d’autres peuples ou royaumes. Une telle initiative n’était pas non plus concevable venant des brahmanes, ceux qui pensent le monde hindouiste aux multiples variétés (peut-être les trois quarts de la population à l’époque). Les brahmanes n’ont pas l’idée de l’Inde : à cet égard ils sont comme les Moghols. En outre, ils n’ont pas l’idée de l’histoire. Ils ne peuvent ni faire l’histoire de l’Inde, ni l’histoire de l’Inde. Quant à l’histoire des autres… Ils n’ont aucun intérêt envers les autres. Quels autres ? La culture brahmanique, fondamentalement autiste, ne connaît pas l’autre, mais seulement des inférieurs auxquels il est urgent de ne pas s’intéresser.

Nous faisons l’histoire de peuples et de pays qui jusqu’au XVIIIe siècle ont tout ignoré de l’Inde et des Indes, et dont beaucoup ont ignoré l’idée même de l’histoire. En 1810, Pierre Sonnerat voulait faire publier son ouvrage « pour faire connaître l’Inde dont on n’a vraiment en Europe aucune idée » : ce constat s’appliquait aux Indes mêmes. (p. 12)

Extrait 2 : La vie des cours royales avant l’islamisation

La connaissance des royaumes sanskrits littéraires, magnifiques, idéologiquement et littérairement parfaits, ne doit pas nous abuser : nous savons que les souverains ont d’abord été des guerriers. Faute de documentation, ce n’est pas cela qui apparaît en premier. Dans les fentes laissées dans l’espace littéraire apparaissent des rois qui s’adonnent par nécessité et par plaisir à la guerre ; à la cour vivent des courtisans, parmi lesquels les vassaux assujettis ou une partie de leur famille : ils participent aux combats aux côtés de leur souverain, probablement à la tête de leurs propres troupes. La religion du roi, autour du roi, ne consiste pas seulement à vénérer les dieux, mais à solliciter leur soutien contre leurs voisins et rivaux. On est loin des Yoga-Sūtra de Patañjali, de Śamkara et, quoique différemment, loin aussi de la culture raffinée, irénique et voluptueuse que décrivent les traités sanskrits résolument tournés vers la norme. […] Ce que racontent le Rāmāyana, le Mahābhārata et, sous une forme littérairement plus élaborée, le Raghuvamśa de Kālidāsa, c’est la guerre, et parfois la guerre universelle. […] Ce que nous savons de la vie de cour ne doit pas oblitérer les dispositions guerrières de ces souverains. (p. 172-173)

Extrait 3 : Le nationalisme indien des XIXe-XXe siècles

Les hommes du XIXe siècle tels Rammohum Roy ou Bankim Chatterji croient que l’indianité peut trouver sa place dans les valeurs universelles portées par l’Occident. D’autres comme Bhudev Mukhopadhyay (1827-1894), etc. cherchent d’abord à définir ce que sont l’Inde, l’hindouisme, etc. en puisant dans le riche passé brahmanique et en empruntant certains cadres de pensée à l’Occident (la nation, l’État, la religion, la science, etc.). Simultanément, face à l’agression occidentale porteuse de modernité, ces intellectuels cherchent à adapter le milieu indien tout en préservant les piliers d’une identité juste découverte. Les différences entre les uns et les autres portent sur ce qu’il faut adapter et ce qu’il faut préserver, sur la proportion d’adaptation et de conservation. L’emprunt à l’Occident, l’adaptation de cadres anciens à la modernité et la conservation sont largement tributaires de la reconstruction du passé de l’Inde ; durant les XIXe et XXe siècles, à côté de la lente découverte scientifique du passé indien, il y a une construction de la tradition qui vise à affirmer l’existence d’un passé où existent des pratiques et des valeurs analogues à celles de l’Occident. En fait, il s’agit toujours de repeindre aux couleurs imaginaires de l’antiquité ou de l’éternité indiennes des pratiques et valeurs modernes, en partie occidentale. Ce mouvement national s’oppose aux Britanniques, mais discute avec l’Occident. (p. 635-636)

Extrait 4 : Les trois composantes de l’Inde contemporaine

2.1. La « cosmopolis sanskrite »

Dans la Carakasamhitā, une anthologie des savoirs médicaux destinée à des médecins et constituée à partir du début du Ier millénaire EC, dans le chapitre consacré aux rêves, l’auteur divise l’espace universel en deux, dont l’un est auspicieux et l’autre abrite tout ce qui est inauspicieux et annonce une maladie fatale. Le premier espace est brahmanisé, le second ne l’est pas. La seconde liste comprend des animaux (vautours, etc.) et des êtres démoniaques (raksas, etc.). Elle comprend aussi des noms de peuples, parmi lesquels les Dravida et Andhraka : leur nom est limpide et désigne donc les gens du sud de l’Inde actuelle, ceux qui parlent une langue dravidienne, vivent dans l’Andhra Pradesh.  […]

Retrouvez le chapitre en intégralité à ce lien :

Extrait De l’histoire de l’Inde à l’histoire des Indes : les trois composantes de l’Inde contemporaine


Bibliographie : Inde et Asie du Sud Est aux Belles Lettres

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Histoire des Indes Michel Angot

  • 896 pages. Illustration(s) couleurs, Illustration(s) N&B, Bibliographie, Index
  • Livre broché. 16 x 24 cm
  • Parution : 19/06/2017
  • 9782251445403
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