Dante, la synthèse et le rythme vital

Fruit de décennies de recherches, la biographie intellectuelle d’Enrico Malato retrace la vie du poète, témoin sublime de ce Moyen Âge latin et de son écroulement imminent. Attentif à saisir aussi bien l’éclosion de l’homme que celle d’une œuvre rendue complexe par sa riche postérité, Malato met en lumière des pans jusqu’alors ignorés du grand poète florentin.

Traduit de l’italien par Marilène Raiola.

DanteMalato

Je suis persuadé que connaître Dante est la condition nécessaire et suffisante pour l’aimer

Les solutions qui nous ont à chaque fois permis de résoudre les divers problèmes abordés ne prétendent pas être la solution. Toutefois, ce sont des propositions réfléchies, fondées sur une étude assidue des textes – menée toujours avec l’aide du « conseil fidèle de la raison » –, et nullement dictées par le désir narcissique de proposer une solution originale à tout prix. Si, grâce à la lecture de ces pages, les jeunes lecteurs peuvent acquérir une meilleure connaissance de Dante et de son œuvre, alors ce travail aura atteint son objectif, car je suis persuadé que connaître Dante est la condition nécessaire et suffisante pour l’aimer. (Extrait de l’avant-propos par Enrico Malato, 1999)

Le témoin d’une époque

Extrait du chapitre 20, pages 339-342. Les notes de bas de pages présentes dans le volume ont été ici retirées pour plus de lisibilité.

1. « La grande personnalité de Dante domine plusieurs siècles. » Son œuvre est une « tentative de synthèse à la fois poétique et systématique de la réalité universelle. »

Ce qui, de tout temps, a le plus impressionné les lecteurs de la Comédie est l’extraordinaire capacité de synthèse de Dante, qui a su, dans l’espace limité des 14 233 hendécasyllabes de son œuvre, nous délivrer un message de portée universelle, en nous offrant une représentation poétique achevée de la diversité et de la complexité du réel. « L’œuvre de Dante, écrit E. Auerbach, est une tentative de synthèse à la fois poétique et systématique […] de la réalité universelle . » Comme le remarque A. Pagliaro,

[son] poème est une construction sublime, où la culture du Moyen Âge tardif, dans les plus hautes expressions de la pensée et dans ses connaissances techniques et empiriques, est organisée architectoniquement en un système clos. Mais, bien évidemment, ce n’est pas cette partie doctrinaire qui nous permet de dire que son œuvre est un poème, mais le rythme vital qui la parcourt et l’anime d’un bout à l’autre, en faisant d’elle une réalité humaine, située au delà des limites de l’espace et du temps, bref, une réalité poétique.

Dans un moment de crise aiguë, dans la phase la plus délicate du passage du Moyen Âge aux Temps modernes, qui se produit non sans quelques traumatismes et de profonds déchirements dans les consciences des contemporains, spectateurs impuissants d’une « révolution » radicale qui, en l’espace de quelques décennies, conduira au déclin des idéologies et des institutions sur lesquelles s’est construite et s’est appuyée pendant des siècles la civilisation de cette époque intermédiaire, Dante accomplit une tentative de récupération et de sauvegarde radicale et généreuse des valeurs fondamentales de cette culture et de la société qui l’a incarné. Une opération ardue, théoriquement vouée à l’échec, moins en raison de sa témérité que de son anachronisme et qui, pour- tant, remporte une victoire insigne dépassant sans doute les espoirs de son auteur lui-même. En s’engageant dans un combat apparemment « d’arrière-garde » et « conservateur » – y compris dans son conflit idéologique avec Guido Cavalcanti –, en défendant des idéaux, des valeurs, des institutions (comme l’Église et l’Empire), désormais dépassés ou sur le point d’être dépassés par l’époque, Dante parvient pourtant à surpasser à son tour son propre temps et les temps à venir par la puissance de sa vision et de son souffle poétique, qui lui permet de donner une représentation universelle de la réalité humaine, des faiblesses et des grandeurs de l’homme, de ses besoins, de ses angoisses, de sa soif de connaissances, d’expérimentation, de progrès, qui dépassent les limites de l’espace et du temps. Incapable d’anticiper l’émergence de ce nouveau monde et de se confronter à lui, Dante, nous dit G. Contini, « apparaît comme un vaincu de l’histoire ; pourtant, il serait téméraire de prétendre que l’idéal des vainqueurs ait survécu à leur succès pro tempore ». L’intuition géniale et apparemment incongrue, « la contradiction vitale de Dante », c’est d’avoir voulu insérer

sa culture scolastique, universaliste, encyclopédique […] dans un véhicule particulier, national, intelligible même par les femmes du petit peuple (mulierculae). C’est précisément le caractère inclusif de sa culture remontant à l’Antiquité qui laisse toujours dépasser une marge capable de contourner l’obstacle des antithèses contingentes ; son éloignement est tout à la fois la contre-épreuve et la garantie de sa proximité vitale. Les générations de lecteurs qui se sont attelés à la lecture de Dante ont eu l’impression non pas de rencontrer un survivant tenace et bien conservé, mais de rejoindre quelqu’un qui les avait précédés.

S’il est vrai, comme l’affirme E. R. Curtius, que « la grande personnalité Dante domine plusieurs siècles », il est certain qu’en dépassant son époque le poète nous laisse aussi un témoignage majeur, accomplissant là un « miracle » supplémentaire. Le miracle, encore une fois, c’est que ce témoignage ait été confié à un texte constituant le seul chef-d’œuvre du Moyen Âge écrit dans une langue encore accessible, contrairement à « la Chanson de Roland, au Cid, à la Chanson des Nibelungen ou à l’Edda » ; le miracle, c’est que par son biais, ait été conservée, dans l’horizon culturel italien, une « présence », ou tout du moins une « connaissance » de l’univers médiéval « sans équivalent dans d’autres civilisations modernes  » – et il convient de noter ici la fréquence singulière du mot « miracle » dans le langage des critiques, y compris des plus sévères d’entre eux, lorsqu’ils se réfèrent à l’œuvre de Dante. Outre les événements et les personnages de son époque, Dante a cherché à représenter et à saisir les valeurs, les idéaux, les croyances, les mythes qui en ont alimenté le souffle culturel, mais aussi les ferments et les attitudes idéologiques, les tendances eschatologiques, le mysticisme, le prophétisme qui traversent la société italienne et européenne des XIIe et XIIIe siècles, auxquels les mouvements spirituels et les ordres monastiques de ces siècles avaient tenté, en vain, de donner une réponse. On comprend donc que la Comédie soit perçue comme une œuvre qui dépasse largement les limites chronologiques dans lesquelles elle a été pensée et écrite et, dans le même temps, comme profondément imprégnée de l’esprit de son époque. 

C’est dans cette perspective de représentation globale des valeurs d’un monde en pleine mutation, et à bien des égards en décomposition, que se situe la problématique complexe des rapports qu’entretiennent dans l’œuvre de Dante l’allégorie, la prophétie et la poésie. Ce thème, amplement discuté par la critique ancienne et moderne (cf. supra, chap. 14, par. 4), et qui a depuis toujours divisé les dantologues, a été évoqué par M. Barbi dès son discours de présentation du premier numéro des Studi Danteschi :

Un jour, à l’époque où le positivisme s’était insinué dans la critique dantesque, j’ai rappelé aux chercheurs de ne pas négliger une étude aussi importante que celle du symbolisme dans la Divine Comédie. Aujourd’hui, je me sens obligé de défendre le sens littéral ravalé au rang d’une action fictive, tel « un beau mensonge », comme si, dans l’esprit de Dante, l’importance de la Comédie ne consistait pas dans ce qu’il a représenté dans la lettre de son poème, mais devait être recherché dans des concepts et des intentions cachés sous cette représentation. Ne dénaturons pas l’œuvre de Dante : c’est une révélation, et non une allégorie d’un bout à l’autre. La lettre du texte n’est pas conçue en fonction de quelque signification cachée, ce n’est pas un « beau mensonge » : le voyage qu’il décrit est un voyage voulu par Dieu, afin que Dante révèle pour le salut des hommes ce qu’il entend et voit lors de son parcours fatal.

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