Vent glacial sur Sarajevo, de Guillaume Ancel : carnet de six mois d’humiliation

Voici trois extraits du témoignage sans concession sur le siège de Sarajevo vécu par un officier français en première ligne, Guillaume Ancel, qui rejoint la capitale encerclée par les forces serbes en janvier 1995. Un constat sévère de l’ambiguïté de la politique française durant le conflit en ex-Yougoslavie, et la vérité sur la confusion, le froid, l’ennui, le désarroi qui rongent jour après jour les soldats du bataillon du capitaine Ancel, impuissants face aux choix du gouvernement.

Stéphane Audouin-Rouzeau, extrait de la préface :

Le texte que l’on va découvrir est un témoignage sévère et dur. C’est celui d’un soldat, marqué par « six mois d’humiliation et dix-huit sacs mortuaires », comme il le dit lui-même ; marqué par l’agonie d’une ville – Sarajevo – cette « capitale assiégée que nous n’avons pas su protéger ».  […]

L’essentiel […] réside dans le terrible récit d’une impuissance, qui prend la forme d’une litanie : à chaque fois que des pièces serbes (qui, chaque jour, font leur lot de morts dans la population civile) sont repérées, et qu’Ancel et ses hommes sont envoyés pour préparer une frappe aérienne, celle-ci se voit systématiquement annulée. Dans le meilleur des cas, les avions de l’OTAN censés neutraliser les postes de tir serbes effectuent un « dry run » : contrairement au « hot run », la manœuvre ne fait que mimer le largage des bombes sur les cibles potentielles. Si celle-ci n’est pas sans risque pour les pilotes, elle laisse les agresseurs impunis.
C’est un récit désespérant que conduit Guillaume Ancel. Mais cet énoncé d’une impuissance tragique – celle de la « communauté internationale » – n’est pas celui d’une inaction, ce qui rend l’impuissance plus tragique encore : car Ancel et ses hommes, pendant plus de six mois, payent de leur personne ; le métier est difficile ; il est aussi risqué et, à plusieurs reprises, lui-même et ses camarades sont mis en danger par cette même impuissance criminelle. In fine, en mai-juin 1995, il endurera sur l’aéroport vingt-cinq jours de siège infligés par les assiégeants. […]
Son livre constitue un discours de vérité. Cette vérité, il nous la devait ; à nous de savoir l’entendre en échange.

« Rispostez-sans-tirer, je répète, ripostez-sans-tirer »

(Extrait de Vendredi 21 avril 1995, aéroport de Sarajevo, page 145-146)

Je m’entraîne au guidage avec d’antiques Jaguar britanniques, sur le toit du terminal de l’aéroport, en équipe avec Bob. Crochy et VDP sont dans la tour de contrôle en observation. Le reste de l’équipe est dans le VAB. Le guidage est commencé depuis une dizaine de minutes et les Jaguar font une première passe d’entraînement sur la position d’artillerie serbe de la colline de Lukavica quand j’entends le sifflement pénible d’un projectile qui se fiche dans un sac de sable, juste au niveau de ma tête.
– Snipers ! 
Plusieurs tirs suivent, ciblés sur nous. Je demande à Crochy de prendre le relais depuis sa position pour le guidage des avions. Personne n’est blessé, je peux faire un large sourire au chef des tireurs d’élite qui nous escortent désormais. Il a camouflé ses deux redoutables tireurs McMillan qui recherchent leur cible, tandis que les tirs continuent contre notre position. Bob prévient sur le réseau ops du bataillon que nous sommes snipés. J’entends arriver aussitôt une étrange consigne :
– Attendez avant de riposter.
– Répétez.
– Attendez avant de riposter, vous allez recevoir des consignes particulières. 
Je fais signe au chef des tireurs d’élite de ne pas tirer. Ils viennent pourtant d’acquérir une cible à 600 m du côté de Lukavica en secteur serbe, un tireur avec fusil à lunette, installé derrière le muret d’une ferme.
– Disney 02, vos ordres sont : ripostez-sans-tirer, je répète, ripostez-sans-tirer.
Je suis estomaqué, j’aimerais que ce soit une plaisanterie mais la situation ne s’y prête guère. Je rappelle le PC ops du bataillon sur mon talkie, qui me confirme cet ordre, il vient directement de PTT building. Je suis… consterné.
Je donne l’ordre de démonter notre dispositif et remercie les tireurs d’élite de la Légion qui nous protégeaient, je me sentais plus en sécurité avec eux mais notre sécurité en prend un sacré coup avec ces ordres affligeants.
Le PC ops refuse de m’expliquer l’origine et le sens de cet ordre. Mes camarades de l’état-major s’enferment dans un mutisme désabusé, comme si nous étions loin d’en avoir terminé.

Un verre avec les Vikings de Zagreb : une fin de permission insolite

(Extrait de Dimanche 19 mars 1995, Venise, pages 121-122)

[..] De retour au bureau de transit, l’adjudant-chef nous informe qu’il nous a trouvé une chambre et des compagnons d’attente : trois hommes de l’ECPA, l’Établissement cinématographique et photographique des armées, qui ont prévu de faire un reportage à Sarajevo pour les archives de la Défense et sont bloqués comme nous à Zagreb.
Didier nous propose d’aller boire un verre chez les MP (police militaire) qui sont norvégiens et d’après ses informations très différents de tout ce que nous connaissons. Nous ne sommes pas déçus en entrant dans la triple cabane de chantier qui sert de bar à leur compagnie. Ce ne sont pas des Norvégiens mais des Norvégiennes qui nous accueillent, d’authentiques Vikings d’au moins 1,80 m. Des géantes blondes que les larges taches de camouflage vert de leur uniforme rendent encore plus impressionnantes.
On nous sert de la bière et un Coca pour moi. Un rock métallique règne dans la pièce enfumée par un tabac aux lourds relents. Des filles gigantesques viennent s’asseoir contre nous ; mes camarades d’abord ravis s’avèrent un peu gênés par leur manque total de retenue. Elles les draguent ouvertement et cela me fait rire. Ces grands militaires, très machos, se retrouvent au sein d’une unité complètement féminine et sont totalement déboussolés…
Une grande Haneke s’est installée à côté de moi et m’explique que c’est leur défoulement, le soir, pour les MP qui ne sont pas de service. Par contre les vingt qui sont opérationnelles vont arriver pour faire respecter le couvre-feu de la base. Je regarde ma montre et effectivement une équipe en brêlage de combat entre à l’heure pile dans le bar très animé. Leur patronne nous lance avec une voix de stentor : – This is closed now, everybody is going back !
Et deux chiens-loups aussi gigantesques que leurs maîtresses viennent convaincre les plus récalcitrantes de rentrer dans leurs quartiers. La plupart sont saoules et titubent en se levant lourdement des bancs. Haneke nous quitte aussi, en nous saluant d’un geste mal assuré.

Un « philosophe » sur le tarmac

(Extrait de Vendredi 5 mai 1995, aéroport de Sarajevo, pages 150-151)

Animation inhabituelle sur le tarmac, un nuage de photographes entourent deux hommes descendus d’un jet qui n’est pas aux couleurs de l’ONU. Du toit du terminal, je prends mes jumelles pour essayer de reconnaître ces personnalités qui attirent autant d’attention, je suis surpris de constater qu’il ne s’agit pas d’hommes politiques mais du philosophe Bernard Michel, accompagné d’un homme qui pourrait être son double.
Crochy avait entendu parler d’un voyage pour montrer son engagement dans le conflit bosniaque. J’observe avec curiosité ce cortège animé qui entre dans le terminal, sous nos pieds, et ressort par le parking. Des blindés canadiens les attendent avec une escorte militaire. Mais au lieu d’embarquer dans les véhicules, un conciliabule se forme, le groupe frémit. J’imagine sans peine que plusieurs personnes avertissent le philosophe de la tension qui règne dans la capitale assiégée et de leur enthousiasme limité à l’idée de s’y rendre.
Finalement personne ne monte dans les véhicules et le cortège se déplace à pied à l’intérieur du parking jusqu’à un mur de sacs de sable. Le groupe ondule comme une vague, puis se fend en deux pour laisser Bernard Michel et son compagnon venir s’installer au pied du mur.
J’ai d’abord du mal à comprendre ce qu’ils font : on étend une bâche sur laquelle ils s’allongent avec des postures étranges, comme s’ils se protégeaient de tirs intenses, de dangers multiples et immédiats. Du groupe, qui leur fait face, sortent plusieurs cameramen. Ils se déplacent en crabe autour de leurs sujets qui modifient leurs poses, non sans une certaine grâce. Des assistants retirent avec empressement un véhicule du champ des caméras et camouflent le panneau indiquant qu’il s’agit du parking de l’aéroport. Les vedettes, allongées sur le sol, se tournent, se retournent, se contorsionnent puis se hissent délicatement sur leurs coudes pour dialoguer dans le vide. Sur le côté de la scène improvisée, des soldats canadiens observent avec un air résigné, en fumant une cigarette.
Le tournage se poursuit une petite heure puis quelqu’un décide qu’il a assez duré. Bernard Michel et son compagnon peuvent enfin se relever. La troupe range, se mélange, se congratule et prend le chemin inverse pour traverser le terminal. Sans plus attendre leur avion redécolle de Sarajevo.
Plus tard, j’apercevrai quelques images de ce reportage saisissant : le philosophe et son acolyte affrontant la mitraille dans une ville en guerre.

Guillaume ANCEL

Ancien officier de la Force d’Action Rapide, saint-cyrien, Guillaume Ancel a participé notamment à l’intervention de l’ONU au Cambodge en 1992, à l’opération Turquoise en 1994, pendant le génocide des Tutsis au Rwanda, et aux missions en ex-Yougoslavie en 1995 et 1997. Il a quitté l’armée de terre en 2005 pour rejoindre le monde des entreprises.

ancelcouv

 

 

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