Augustin avant saint Augustin : Rome et la quête de vérité

Dans Le Premier Saint Augustin, publié ce mois-ci, Stéphane Ratti (Polémiques entre païens et chrétiens, 2012 ; L’Histoire Auguste. Les païens et les chrétiens dans l’Antiquité tardive, 2016) enquête sur l’homme avant le saint, à la recherche du moment où Augustin a définitivement quitté ses habits d’intellectuel et renoncé aux charmes païens des études libérales pour devenir chrétien. Dans l’extrait qui suit, il vient d’arriver d’Afrique à Rome, à l’automne 383. Il a alors trente ans.

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Ce n’est pas dans les Confessions, mais dans le De beata uita (Sur la vie heureuse) qu’il faut chercher quelles étaient les préoccupations intellectuelles d’Augustin fraîchement débarqué à Rome. Ce traité a en effet été écrit en 386 et il donne un témoignage frais sur l’année 384. Ce sont les académiciens qui l’occupent, non pas Platon et les platoniciens, mais les philosophes de la Nouvelle Académie, qu’il faut prendre garde à ne pas confondre non plus avec les néoplatoniciens du IIIe siècle. Le grand ouvrage de Cicéron sur le sujet porte le titre d’Académiques ; il a été écrit en 45, l’année de la mort de sa fille Tullia. Le philosophe s’était rendu compte que ses positions sur le fait que le sage devait, faute de parvenir à des certitudes, préférer en de certaines circonstances la suspension pure et simple du jugement lui avaient attiré des railleries de la part de ses contradicteurs. Ils soulignaient avec malignité que si la sagesse consiste à affirmer ne pouvoir atteindre à aucune vérité sûre, le philosophe, lui, ne rechignait pas à donner un avis autorisé sur tout. Cicéron répond :

« il y a une objection que me font des hommes pourtant instruits et cultivés, qui me demandent si je suis cohérent lorsque j’affirme qu’on ne peut rien saisir et que je persiste à disserter de tout, et qu’en ce moment même je suis à la recherche d’une définition du devoir. Je voudrais que ces gens connaissent bien ma pensée. Je ne suis pas de ceux dont l’esprit erre dans l’hésitation et ne sait jamais ce qu’il faut penser. Que serait-ce si l’on vivait dans cet état d’esprit en l’absence de toute raison de réfléchir et même de vivre ? Pour moi, si d’autres disent qu’il y a des choses certaines et d’autres incertaines, je dis, en désaccord avec eux, qu’il y en a de probables et d’autres au contraire qui ne le sont pas. Qu’est- ce qui pourrait donc m’empêcher de suivre des probabilités, de rejeter ce qui leur est contraire et d’éviter d’être arrogant et trop affirmatif, une attitude qui est la plus éloignée de la sagesse ? Les nôtres discutent de tout parce que l’on ne peut discerner ce qui est probable si l’on n’a pas opposé l’une à l’autre deux thèses contraires. Mais j’ai avec suffisamment de précision, je crois, expliqué cela dans mes Académiques. » [Cicéron, De Officiis, 2, 7-8]

Comme l’écrit Serge Lancel, Augustin trouva dans les Académiques un « antidote au dogmatisme manichéen », qui lui permit de s’éloigner en douceur de la secte : « Il me vint même à l’esprit que les philosophes dits académiciens avaient été plus sages que les autres en soutenant qu’il faut douter de tout, et que l’homme n’est capable d’aucune vérité. » [Augustin, Confessions, 5, 18-19]
Mais il faut ajouter qu’Augustin a perçu quelque chose de très important, mal assimilé encore aujourd’hui et parfois méconnu des spécialistes. il exonère en effet les académiciens d’un scepticisme trop radical et un peu ridicule. Ces gens n’étaient pas des sots, ni des modérés par souci louis-philippard du « juste milieu », au contraire de ce que laisse par exemple entendre une certaine caricature d’Atticus, le correspondant et ami de Cicéron, qui, tout épicurien qu’il était, est parfois décrit comme un être « sceptique » au point d’être sans opinion. Augustin a en effet compris que le scepticisme cachait quelque chose d’autre, une prudence, un paravent, destiné à protéger ces philosophes et la hardiesse de leurs thèses contre la censure ou les malignités d’écoles rivales.
Augustin comprend que les vrais philosophes cachent leur pensée aux profanes afin qu’elle ne soit pas polluée par l’ignorance de ceux- ci. Les esprits perspicaces devront la rechercher par l’étude. Augustin n’a pas encore pénétré tous les secrets de la Nouvelle Académie : « Je croyais alors que leur doctrine était pour de bon celle qu’on leur impute communément ; je n’avais pas alors pénétré leurs véritables intentions. » [Confessions, 5,19] Augustin cite même dans son Contre les académiciens [3,43] un fragment du Lucullus de Cicéron – ce général de Sylla, ami de Cicéron, est un des protagonistes du dialogue –, indiquant que le philosophe Arcésilas, un grec natif de Pitane au IIIe siècle avant notre ère et créateur de la Nouvelle Académie, donnait un enseignement à double niveau : l’un critique, l’autre dogmatique, le premier protégeant le second, afin que l’auditeur suive les arguments rationnels du maître plutôt que d’obéir par complaisance : la vérité doit s’imposer en philosophie par la force interne de sa ratio et non découler de l’auctoritas d’un professeur. Est- ce là un bel et beau souci de moderne pédagogie critique ? Ou bien une stratégie d’évitement de la censure ? Comme l’a montré Leo Strauss, l’héritage de Platon a sa part, lui qui opposait déjà enseignement exotérique et enseignement ésotérique, le premier offrant l’apparence que l’on désire livrer au public et à l’extérieur, le second portant le sens profond réservé aux initiés de l’intérieur.
Augustin s’est attardé à expliquer pourquoi il avait été séduit par la position cicéronienne défendant la coutume des académiciens « de dissimuler leur doctrine » et cette habitude qu’ils avaient « de ne la révéler à personne, sauf à celui qui aurait vécu avec eux jusqu’à la vieillesse ». Dans le dialogue de 386, Augustin justifie son adhésion aux thèses de Cicéron. Le texte le plus important de ce dernier, à cet égard, est celui où il fait allusion à un enseignement ésotérique de la nouvelle académie. Il y avait, semble-t -il, des mystères dont la connaissance était réservée aux initiés. C’est afin d’atteindre la vérité que les académiciens défendaient et combattaient tour à tour toutes les opinions :

« Reste cette méthode dont on dit qu’elle est propice à découvrir la vérité et qui consiste à plaider en toutes choses le pour et le contre. Je voudrais bien voir ce qu’ils ont trouvé. Nous n’avons pas coutume de le révéler, me dit-on. Que signifient ces mystères ? Ou pourquoi cachez- vous votre pensée comme si c’était quelque chose de honteux ? Pour que nos auditeurs, me dit- on, soient conduits par la raison plutôt que par une autorité. Pourquoi pas les deux ? Ce ne serait pas pire ! La seule chose qu’ils ne cachent pas, c’est qu’ils sont incapables de rien trouver. » [Cicéron, Academica, 2,18]

Mais Augustin ne pouvait demeurer sceptique, ce n’était pas sa nature, dit- on parfois un peu rapidement. Il demeure assez frappant qu’après dix années d’adhésion déclinante au manichéisme, Augustin sera sceptique pendant son séjour romain de 383-384. Comme on le verra, il sera bientôt un fervent lecteur des écrits des néoplatoniciens. Même si la date de la conversion au jardin de Milan nous paraît proche désormais – trois années seulement la séparent du moment présent, en 384 –, les convictions d’Augustin semblent bien éloignées encore de l’univers chrétien. C’est comme si plus la conversion et le baptême approchaient (à nos yeux et à ceux des lecteurs des Confessions), plus Augustin approfondissait une quête philosophique d’essence toute profane. L’idéalisme du jeune homme de trente ans n’est pas en question. Il est à la recherche d’une vérité, et le scepticisme des académiciens finit par le décourager, comme l’avaient fait la culture et les thèses approximatives des manichéens. Les premiers « tiennent pour probable qu’on ne peut trouver la vérité, alors que moi je tiens pour probable qu’on peut la trouver ». [Contra academicos 2, 23]
Le doute dès lors l’habite : « Je doutais de tout et je flottais entre toutes les doctrines. » [Confessions 5, 25] La seule certitude est qu’il convient d’abandonner les manichéens. Augustin a beau jeu d’écrire en 400 que ce qui explique son « temps de désarroi » en 384, c’est l’absence du « nom salutaire du Christ » dans les écrits des philosophes. On ne parvient pas à imaginer qu’il ait été déjà chrétien. Il prend certes la décision de s’inscrire à Rome sur la liste des candidats au baptême, comme l’avait fait son père Patricius à Thagaste à la fin de sa vie. Les arguments avancés frappent par l’absence de conviction profonde et personnelle : Augustin devient catéchumène parce que cette Église catholique se recommandait de ses parents. La caution familiale vient se substituer à l’élan intime. Aucune certitude ne l’habite et c’est, disent ces dernières lignes du livre v des Confessions, empli d’une certaine vacuité, par « défaut de la moindre conviction » qu’il choisit le baptême, dans l’attente que quelque chose enfin se passe dans sa vie.
Bel exemple de réécriture du passé à la lumière de la conversion imminente !

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Extrait du chapitre « L’impasse sur Rome et retour à Cicéron », pages 138-142.

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