Ils étaient 90.
Ils avaient des camarades d’arme, des chefs, des amis, des épouses, des enfants, des pères et des mères. Militaires français, ils sont partis combattre en Afghanistan et ne sont pas revenus.
Nicolas Mingasson a passé deux années à recueillir les mots des proches qui lui ont ouvert leur porte et confié ce qu’ils ont vécu depuis le jour où leur fils, leur mari, leur père ou leur frère s’est engagé dans l’armée. Ces poignants témoignages racontent des vies bouleversées par des événements lointains qui, une fois les hommages nationaux rendus, laissent les proches des victimes seuls, aux prises avec un deuil long et difficile.
Voici un extrait du « Préambule » de Nicolas Mingasson :
La guerre fascine, excite, attire et fait rêver. Le jeune soldat d’aujourd’hui, comme avant lui tant de générations de soldats. Je fais partie de ceux qui conçoivent que l’on puisse aimer la guerre et je peine à comprendre ceux qui ne veulent ou ne peuvent l’admettre. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, et c’est justement pour cela que tout ce qui précède est si juste, la guerre est un gouffre, une horreur qui engloutit tout, les corps, les esprits, la vie. Là se niche tout le paradoxe de cette monstruosité dont l’homme n’a jamais pu, ou voulu se soustraire.
Du combat, on sait tout, ou presque. L’armée s’est ouverte et, à l’exception de quelques black- out remarquables, la grande muette s’est mise à parler et les médias ont globalement accès aux soldats. Et dans le même temps, une production inouïe de livres sur les dernières « opérations extérieures » françaises a envahi les librairies. Les soldats eux-mêmes se sont mis à écrire, comme rarement sinon jamais, sur leur expérience au combat.
J’ai passé des mois au sein d’une compagnie de combat en Afghanistan. Dès mon retour, j’ai rapidement compris qu’il faudrait aussi parler de l’après-guerre. Les médias posent un filtre trompeur sur la réalité de l’après-guerre, et je ne trouvais à lire ou à voir que des histoires de soldats blessés dans leur chair ou meurtris dans leur esprit. Et lorsqu’un soldat mourait, les quelques « secondes syndicales » du journal de 20 heures permettaient aux Français de découvrir sur leur écran le visage d’un soldat dont ils ne retiendraient jamais ni le nom ni le visage.
Alors, peut- être avaient-ils raison, ces parents orphelins, amputés de leurs enfants, et réunis devant moi au siège de l’association Solidarité Défense, lorsqu’ils exprimaient leur frustration de voir leur peine et leur souffrance, la douleur de leur expérience, si peu, pour ne pas dire, jamais, racontées. Combien de fois, en effet, avais- je pensé à eux, et à tous les autres parents ou veuves qui avaient perdu un fils ou un mari, mais aussi à ces orphelins qui plus jamais ne reverraient leur père ? Le fait était que j’étais bien incapable de répondre à cette question. Non, à vrai dire, je ne m’étais jamais vraiment demandé ce que pouvait être leur deuil, le deuil de ces familles ayant perdu un fils ou un mari à la guerre. […]
Je devinai bientôt les ressorts de la motivation de ces parents : parler de leur fils et de leur deuil pour combler le profond sentiment d’abandon et le manque de reconnaissance qu’ils partageaient tous. La frustration était aussi grande qu’exprimée avec calme.
Le désir de parler était immense, et je remarquai vite que tous, ou presque, avaient posé devant eux de précieux documents qui racontaient, d’une manière ou d’une autre, un peu de la vie de leur fils. À ma gauche, et cette mère l’apportera à chaque réunion, la dernière photo de son fils, prise quelques heures seulement avant sa mort. Plus loin, sur la droite, une autre mère avait avec elle quelques pages de son journal, écrit en route vers l’hôpital américain de Landsthul, où son fils décédera de ses blessures. Une autre mère, tout au bout de la longue table de réunion, se révoltait calmement à l’idée de témoigner : cette histoire, nous disait-elle, n’appartenait qu’à elle. Pourtant, plus tard, sa fille, qui l’accompagnait, viendra me glisser à l’oreille : Maman n’arrête pas de parler de Thibault, mais elle ne s’en rend pas compte. […]
Vint le moment de leur expliquer ce que devait être, selon moi, ce projet, quelle devrait être sa forme pour que je m’y engage. Exercice difficile car non, pour moi, tous les soldats tués en Afghanistan ne sont pas morts en héros. Non, pour moi, tous les soldats tués en Afghanistan ne s’étaient pas engagés pour la Nation. Non, pour moi, ce livre ne devait pas se restreindre aux familles de l’Afghanistan. Et non, pour moi, les parents ne sont pas les seuls, loin de là, à être touchés par la disparition de leurs fils même s’ils se trouvent, plus que tout autre, dans l’irréparable. Dans cette longue cohorte de douleur et d’absence, les veuves, que d’une certaine manière ils jalousent, pour l’attention plus forte dont elles bénéficieraient, selon eux, de la part de l’institution militaire, ne pouvaient être exclues. Ni non plus les autres soldats, camarades, « frères d’armes » de leurs fils et premiers à vivre leur disparition, dans le sang et la poussière. Oui, eux aussi vivent un deuil long et difficile. Eux, comme me le confiait un officier supérieur, ancien chef de corps, sont les premiers à encaisser. […] Ces douleurs, d’une certaine manière, et une mère me le fit remarquer, valent celles des parents.
Il fallut enfin faire comprendre que ce travail ne consisterait pas à écrire à la gloire de leurs fils tombés pour la France, mais sur ce qu’est leur deuil à eux et, plus largement, le deuil de guerre en ce début de XXIe siècle. Écrire à la gloire des soldats est un rôle qui ne me revient pas et que je ne veux pas endosser, sans que cela ne préjuge en rien de ce que je pense de l’engagement et du courage dont l’immense majorité des soldats font preuve.
D’autres que moi sont là pour dresser des monuments, qu’ils soient de papier ou de pierre. Mais je me suis lancé, avec passion et détermination, parce que je pensais profondément que leur histoire à toutes et à tous méritait – et même devait – être racontée. J’ai écrit ce livre parce que l’âme humaine me passionne et que celle-ci se révèle plus passionnante encore lorsqu’elle frôle ou traverse les frontières du drame. J’ai aussi écrit ce livre parce que je crois profondément que l’histoire du drame vécu par tous (parents, veuves, enfants, frères et sœurs, et soldats) devait être partagée. Enfin, j’ai écrit ce livre parce que je savais (même si la question de savoir si une « audience » existe n’a finalement que peu d’intérêt) combien « les gens », disons nos concitoyens, s’intéressent aux destins cabossés de ceux qui les entourent, et particulièrement à ceux de leurs soldats. […]
*
Mais peut- être est- ce à vous tous que je devrais m’adresser ? Peut- être cela serait- il plus honnête de ma part. Et ne pas écrire que « près de deux années après notre première réunion, je le sais, les attentes sont immenses », mais bien plutôt que « près de deux années après notre première rencontre, vos attentes sont immenses ». Pour vous, ce livre sera l’occasion de parler de votre fils, de votre deuil, de réparer le silence, trop lourd selon vous, qui pèse sur tous ces morts. Mais vos attentes sont si diverses, si profondes, trous noirs qui engloutissent vos vies, que sans doute ce livre ne résoudra rien, ne comblera rien. Et comment le pourrait- il ? On ne lutte pas contre des tragédies aussi vertigineuses, car le combat est perdu d’avance. Ainsi ce livre ne sera-t -il « que » le témoignage, tout à la fois infime et immense, dérisoire et essentiel, de ce que vous tous, chaque jour et dans l’anonymat, vivez à chaque instant de votre vie. Mais vous aurez parlé et je vous aurai écouté. […]
J’ai passé beaucoup de temps à vos côtés et à parler de jeunes hommes que je ne rencontrerai jamais. Ils sont entrés, un par un, dans mon histoire, c’est un sentiment étrange. Leur nom, leur image, leur histoire flottent et m’enveloppent aujourd’hui. Ils ont fini, en quelque sorte, par m’habiter par ce que tous m’ont dit d’eux.
Aujourd’hui, le temps est venu de refermer ce chapitre. Pour un temps tout au moins. Et de vous remercier toutes et tous, pour votre accueil et votre sincérité, que vous soyez mère, père, épouse, sœur ou frère, fille ou fils, camarade de combat, soignant ou chefs. Et que ceux que j’aurais oubliés ou dont je n’aurai finalement pas retenu le témoignage ou que ce livre aura blessés, d’une manière ou d’une autre, me pardonnent.
Nicolas Mingasson, Sarajevo, le 13 mai 2016.
Ouvrage publié avec le soutien de l’association Solidarité défense et de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG).