Sur Antioche : l’Antiochicos de Libanios (Discours XI)

« Les témoignages directs sur la façon dont vivaient les habitants des villes de l’Antiquité sont rares, mis à part à Athènes et Rome, même dans les poèmes ou récits qui étaient composés dans une atmosphère urbaine. Les remarques de Libanios présentent donc pour nous un grand intérêt, d’autant plus que, pour lui comme pour Aristote, la fonction proprement sociale de la cité devait l’emporter sur son rôle économique. » Lewis Mumford, La cité à travers l’histoire

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Figure 1 extraite de la page 211

Un nouveau volume des discours de Libanios (314-393) paraît ce mois-ci dans la C.U.F.: Tome III, Discours XI, Antiochicos, [Sur Antioche], texte établi et traduit par Michel Casevitz et Odile Lagacherie, notes complémentaires par Catherine Saliou. Il se compose d’une notice de 57 pages par Catherine Saliou dont est issu l’extrait qui va suivre, d’une liste bibliographique et d’abréviations, du texte bilingue grec ancien – français, de notes, d’index et de deux cartes.

Par souci de lisibilité en ligne, les notes de bas de page contenues dans le volume ont été ici supprimées.

«

Le discours XI de Libanios, transmis sous le titre d’Antiochicos ou « (discours) antiochéen », est tout entier consacré à l’éloge de la cité d’Antioche de Syrie. Il fut prononcé à l’occasion des Jeux Olympiques antiochéens de 356. Son analyse met en évidence sa conformité aux règles et aux clichés de la rhétorique de l’éloge. Il n’en constitue pas moins un document important pour l’histoire d’Antioche et plus généralement pour l’histoire de la cité et de la ville dans l’Antiquité classique et tardive.

[…]

Défendre la cité

Dans le courant du IVe s. apr. J.-C., la conception traditionnelle de la cité et de son rôle au sein de l’empire romain se trouve contestée non seulement par le christianisme, mais aussi par l’évolution des institutions et l’émergence d’une nouvelle définition de l’empire.
Dans la mesure où tout éloge est peinture d’un idéal, l’Antiochicos, considéré comme un texte normatif, et non plus descriptif, peut aussi constituer une source d’histoire des idées ou des représentations politiques. C’est ainsi que l’image que Libanios veut donner du Conseil n’est pas disqualifiée, comme document historique, par son caractère idéalisé : elle correspond au modèle qu’une partie au moins des élites civiques, voire impériales si l’on pense à Julien, avait en tête et pouvait chercher à promouvoir ou à actualiser. Ce modèle, certes, est hérité du Haut Empire, et au-delà de la période hellénistique et d’une Athènes classique plus ou moins mythifiée par l’école, mais il est en partie toujours valable au IVe s., au prix de quelques décalages dans son application. Plus encore, les adaptations que Libanios doit lui faire subir signalent l’évolution des institutions et surtout des pratiques : ainsi l’importance attachée par Libanios aux rapports entre les membres du conseil local et le pouvoir central ou ses représentants témoigne en elle-même de la réalité des enjeux de la vie politique au milieu du IVe s. De même, l’orateur n’attribue à la curie aucun pouvoir ni aucun rôle de décision autonome, soulignant ainsi son étroite dépendance vis-à-vis des représentants du pouvoir impérial.
La tâche de Libanios, dans l’Antiochicos, n’est cependant pas tant de défendre le modèle civique en lui-même que d’illustrer l’excellence et la prééminence d’une cité particulière : Antioche. Or, au IVe s. comme à l’époque hellénistique ou au Haut Empire, l’identité d’une cité se fonde certes sur la conscience de sa singularité mais se construit aussi, et surtout, dans le cadre d’une confrontation permanente avec les autres cités.
Les cités les plus voisines d’Antioche, et dont nous savons qu’elles ont pu, à un moment ou un autre de son histoire, se trouver en concurrence avec elle (au premier chef les trois autres cités de la Tétrapole), sont absentes du discours, à l’exception de Séleucie de Piérie, abusivement présentée comme une annexe d’Antioche. La capitale de la Syrie romaine est en revanche comparée de façon tantôt explicite, tantôt sous-entendue, soit avec Athènes, qui fonctionne dans le discours comme un modèle, soit surtout avec trois villes qui sont présentées par Libanios comme les seules capables de rivaliser avec sa cité, voire de la surpasser : Rome, Constantinople, Alexandrie. L’intégration de Constantinople à ce cercle étroit, et lui-même hiérarchisé, des mégapoles du monde romain (encore la ville de Constantin ne mérite-t-elle sans doute que virtuellement ce qualificatif) est relativement récente au milieu du IVe s. La promotion dont l’a fait bénéficier Constantin en 330 a bouleversé la hiérarchie établie au Haut Empire entre Rome, Alexandrie et Antioche. Antioche et Alexandrie ne rivalisent plus pour la seconde, mais pour la troisième place, et leur principale concurrente est désormais Constantinople, dont la primauté peut désormais se fonder, comme l’a montré G. Dagron, sur de nouveaux critères susceptibles d’éclipser celui de la prééminence reconnue au sein d’un réseau de cités de statuts comparables dans le cadre de traditions héritées au bout du compte du monde grec classique, et qui d’après Libanios assureraient sans nul doute la suprématie d’Antioche. L’affirmation de la vitalité de ces traditions, tout en permettant à l’orateur d’affirmer une nouvelle fois son attachement aux valeurs traditionnelles de la cité, l’amène à prendre position dans un débat encore ouvert dans le troisième quart du IVe s. sur la définition de l’empire et la spécificité du rôle de Constantinople : au-delà de la nostalgie, l’Antiochicos est un discours militant, non pas tant en faveur des croyances religieuses ou des idéaux de son auteur que pour l’illustration d’une ville qui pouvait encore prétendre aspirer malgré tout à la première place en Orient, c’est-à- dire se proclamer rivale et non sujette de la ville de Constantin. Les développements relatifs au passé de la ville concourent à ce projet, de même que les allusions à la tryphè (jouissance), dans la mesure où elles opposent de façon implicite la bonne tryphè antiochéenne à la mauvaise jouissance de Constantinople, ou encore certains au moins des traits du portrait physique de la ville, en particulier la description du palais impérial. Le discours témoigne ainsi à sa façon d’un moment spécifique de l’histoire de l’empire romain d’Orient.

»

Lire un extrait du Discours sur le blog de la Librairie Guillaume Budé


Quelques ouvrages autour du sujet :

Le Misopogon, de Julien : lui-même appelé Antiochicos, il est l’anti-éloge de Libanios et semble avoir été écrit en réponse au rhéteur.

Antiochos III et les cités de l’Asie mineure occidentale, de John Ma, examine les relations entre les rois hellénistiques et les cités-états récemment privées de leur indépendance.

La Vie de l’empereur Julien, l’incontournable et classique biographie par Joseph Bidez, pour de précieux éléments de contexte.

La véritable histoire de Julien, anthologie de textes antiques écrits sur l’empereur, dont un chapitre est consacré à Antioche et son faubourg « des délices », Daphné.

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