Platon, Gorgias : une nouvelle traduction à goûter

Nous vous proposons de goûter la nouvelle traduction du Gorgias de Platon, par Stéphane Marchand (docteur en philosophie et professeur agrégé à l’ENS de Lyon, dont les recherches portent sur le scepticisme antique) et Pierre Ponchon (professeur agrégé et docteur en philosophie, dont les travaux portent sur l’invention de la philosophie politique dans l’Antiquité). Elle vient de paraître, en traduction seule avec appareil critique, accompagnée de l’Éloge d’Hélène, de Gorgias. Les deux textes sont précédés d’une introduction ( de 100 pages pour le Gorgias,  de 31 pages pour l’Éloge) et de remarques sur la traduction. En fin de volume, retrouvez repères chronologiques et bibliographie. Avant de se plonger dans cette traduction, voici un aperçu de la composition intérieure :

gorgias-extrait

Platon, Gorgias, Les Belles Lettres, 2016, pages 146-147

(Par souci de lisibilité en ligne, les notes de l’extrait qui va suivre ont été retirées)

Socrate
C’est précisément parce que j’admire cela, Gorgias, que je me demande depuis longtemps quelle peut bien être la puissance de la rhétorique. Car elle m’apparaît, à la regarder ainsi, d’une divine grandeur.

Gorgias
Et encore, si tu savais tout, Socrate ! Contenant, pourrait-on dire, toutes les puissances, elle les tient toutes sous sa coupe. Je vais t’en donner une preuve de poids [456b] : il m’est déjà souvent arrivé de me rendre avec mon frère et d’autres médecins au chevet d’un de ces malades qui ne veut pas avaler son remède ni se laisser inciser ou cautériser par un médecin ; alors qu’il ne pouvait, lui, le persuader, c’est moi par la seule technique rhétorique, et aucune autre, qui y suis parvenu. suppose maintenant un homme versé dans la rhétorique et un médecin qui se rendent dans la cité de leur choix ; s’il leur fallait s’affronter en paroles devant l’assemblée du peuple ou dans n’importe quelle autre réunion pour savoir lequel des deux il faut choisir comme médecin, j’affirme que le médecin ne compterait pour rien, mais que c’est celui qui est capable de parler qui serait élu [456c] s’il le voulait. Et en face de n’importe quel autre artisan, le rhéteur persuaderait la foule de l’élire lui de préférence, car il n’y a pas de domaine où il ne parle devant la foule de manière plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la nature de cette technique et l’ampleur de sa puissance. Cependant, Socrate, il faut utiliser la rhétorique comme toute autre technique de combat. En effet, il ne faut pas les utiliser contre tous les hommes [456d] pour la raison que voici : ce n’est pas parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, et le combat en armes, au point d’être plus fort que ses amis et ses ennemis, qu’il faut pour cette raison frapper ses amis, les blesser ou les tuer. Par Zeus, si un individu, un pugiliste confirmé en pleine forme physique pour avoir fréquenté la palestre, en venait à frapper son père, sa mère, un autre membre de sa famille ou ses amis, il ne faudrait pas non plus pour autant haïr et expulser de la cité les maîtres de gymnastique [456e] et du combat en armes. Car ces gens leur ont transmis ces techniques en vue d’un usage juste, pour qu’ils se défendent contre les ennemis et les personnes injustes, et non pour qu’ils commencent à attaquer [457a]. Mais ceux qui transgressent cet interdit ont un usage déviant de leur force et de leur technique. Ce ne sont donc pas les maîtres qui, pour cette raison, seraient méchants ; ce n’est pas la technique qui est coupable ou perverse, mais, selon moi, ceux qui l’utilisent à mauvais escient. Le même argument vaut aussi pour la rhétorique. En effet, le rhéteur est capable de s’exprimer devant quiconque et sur tout type de sujets, de sorte que, en un mot, il est très persuasif sur tout ce qu’il veut. [457b] Mais pour autant, il ne faut pas, pour cette raison, qu’il détruise la réputation des médecins – parce qu’il pourrait le faire – ou des autres artisans, mais il faut faire un usage juste de la rhétorique, ainsi que des techniques de combat. Imaginons que quelqu’un soit devenu habile à manier la rhétorique et commette ensuite une injustice à l’aide de cette puissance et de cette technique, ce n’est pas le professeur qu’il faut haïr et expulser de la cité. [457c] Celui- ci a transmis son savoir en vue d’un usage juste, celui- là en a fait un usage contraire. C’est donc celui qui fait un usage déviant qu’il est juste de haïr, d’expulser, voire de tuer, et non le professeur.

Socrate
Je crois, Gorgias, que tu es toi aussi un expert chevronné en matière de discussions et tu as dû observer en elles le fait suivant : quand on se met à dialoguer, il est difficile, même quand on a défini ensemble l’objet de la discussion, même quand chacun a enseigné et appris tour à tour, de terminer la réunion dans le même esprit [457d] ; au contraire, dès que surgit un différend, et que l’un dit à l’autre qu’il se trompe et parle de manière confuse, on s’emporte et chacun croit que c’est par jalousie que l’autre parle, pour gagner et non pour rechercher ce qui est contenu dans l’argumentation. Quelques- uns finissent même par se séparer de manière particulièrement honteuse : ils s’insultent et s’échangent des paroles telles que même les spectateurs en sont blessés, eux qui avaient cru bon d’être auditeurs de ce genre d’individus [457e]. Pourquoi donc dis- je cela ? Parce que dans le cas présent, il me semble que tu tiens des propos qui ne sont ni tout à fait cohérents, ni en accord avec ceux que tu tenais au début sur la rhétorique. En fait, je crains de te contredire, de peur que tu ne croies que je parle en homme qui cherche la victoire, non pour éclaircir les choses, mais pour l’emporter sur toi. [458a] Si toi et moi, nous faisons partie du même groupe, je t’interrogerais avec plaisir ; sinon, j’y renoncerais. Mais de quel groupe s’agit- il ? De ceux qui prendraient plaisir à être réfutés quand ils disent quelque chose de faux, et à réfuter quand on leur dit quelque chose de faux, mais pour qui il ne serait pas plus désagréable d’être réfuté que de réfuter. J’estime même que c’est là un plus grand bien dans la mesure où il est préférable d’être soi- même écarté d’un très grand mal plutôt que d’en écarter quelqu’un d’autre. En effet, je crois qu’il n’y a pas pour l’homme de mal aussi grave [458b] qu’une opinion fausse sur les sujets que nous sommes en train de traiter maintenant. Si toi aussi tu prétends être de cette trempe, poursuivons notre dialogue ; mais s’il se trouve qu’il faille arrêter, séparons- nous et mettons un terme à la discussion.

Gorgias
Eh bien je pense, Socrate, être moi aussi un de ces hommes dont tu as esquissé le portrait.
[…]  Allons, si le public est d’accord, lance donc la discussion et demande ce que tu veux.

Socrate
Écoute Gorgias : voici ce qui m’étonne dans tes propos. D’ailleurs, probablement as-tu bien parlé, et n’ai-je pas bien compris. Tu prétends bien être capable de former des rhéteurs, pourvu qu’on veuille apprendre auprès de toi ?

Gorgias
Oui.

Socrate
Des hommes capables de persuader la foule sur n’importe quel sujet, mais qui ne l’instruisent pas quand ils la persuadent ?

Gorgias
[459a] Tout à fait.

Socrate
En outre, tu dis bien que le rhéteur sera plus persuasif que le médecin, même à propos de la santé.

Gorgias
Du moins devant une foule, ai-je effectivement dit.

Socrate
Devant une foule, est- ce à dire devant des gens qui ne savent pas ? Car je suppose que devant des gens qui savent, il ne sera pas plus persuasif que le médecin .

Gorgias
C’est vrai.

Socrate
Donc si vraiment il est plus persuasif que le médecin, il sera plus persuasif que celui qui sait.

Gorgias
Exactement.

Socrate
[459b] tout en n’étant pas médecin, n’est-ce pas ?

Gorgias
Oui.

Socrate
Mais celui qui n’est pas médecin est bien évidemment ignorant de ce que le médecin connaît.

Gorgias
Bien sûr.

Socrate
Donc celui qui ne sait pas sera plus persuasif que celui qui sait devant ceux qui ne savent pas, puisque le rhéteur est plus persuasif que le médecin. Est-ce bien ce qui arrive ?

Gorgias
Oui, dans ce cas-là du moins.

Socrate
Donc le rhéteur et la rhétorique disposent aussi de cette puissance vis-à-vis des autres techniques : la rhétorique n’a aucunement à savoir comment sont les choses mêmes, [459c] mais il lui suffit de découvrir quelque moyen de persuasion afin que, devant ceux qui ne savent pas, elle paraisse en savoir plus long que ceux qui savent.

Gorgias
N’est-ce pas une merveilleuse facilité, Socrate, alors qu’on n’a appris aucune autre technique que celle-là, de n’être en rien inférieur aux artisans ?

Socrate
Que de ce fait le rhéteur soit ou non inférieur aux autres, nous l’examinerons dans un instant, si l’argumentation nous y conduit. Mais en réalité il faut d’abord examiner ceci : est- ce que le rhéteur se trouve disposé vis-à-vis du juste et de l’injuste, [459d] du laid et du beau, du bien et du mal, comme il l’est vis-à-vis de la santé et des autres domaines pour lesquels il y a des techniques ? Sur ces sujets moraux, bien qu’il ne sache pas ce qui est bien ou mal, beau ou laid, juste ou injuste, produit-il de toutes pièces la persuasion, de sorte que, alors qu’il ne sait pas, il a l’air d’en savoir plus que celui qui sait, devant ceux qui ne savent pas ? [459e] Ou est-il nécessaire qu’il sache, c’est-à-dire faut-il que celui qui va apprendre la rhétorique vienne auprès de toi en connaissant déjà ces objets ? Si ce n’est pas le cas, toi qui es professeur de rhétorique, n’enseigneras-tu rien de cela à celui qui vient te voir (car ce n’est pas ton travail) et feras-tu que, devant la foule, celui qui ne connaît pas ces objets ait l’air de les connaître et paraisse homme de bien, alors qu’il ne l’est pas ? ou bien seras-tu absolument incapable de lui apprendre la rhétorique s’il n’a pas d’abord appris la vérité sur ces matières ? Qu’en est-il de ces questions si importantes, Gorgias ? par Zeus, comme tu l’as annoncé tout à l’heure, [460a] révèle-nous enfin quelle est la puissance de la rhétorique.

Pages 148-155.

CouvC Platon Gorgias 1re.jpg

En librairie. 17€.

 

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