Ce que les gens pensent de la guerre, par H.G.Wells [1914-1918]

Pense-t-on réellement ?

Toutes les affaires humaines sont des affaires mentales ; les brillantes idées d’aujourd’hui sont les réalités de demain. L’histoire réelle de l’humanité c’est l’histoire de la façon dont naquirent les idées, comment elles prirent possession du cerveau de l’homme, comment elles ont lutté, changé, produit un rejeton, vieilli. Il n’y a rien d’autre dans cette guerre qu’un conflit d’idées, de traditions et d’habitudes mentales.
Le Vouloir allemand, revêtu de conceptions d’agression et fortifié par le mensonge cynique, lutte contre le bon sens fondamental du cerveau allemand et la protestation confuse de l’humanité. De sorte que la chose la plus importante de cette guerre, c’est le changement d’opinion qui a lieu. Comment comprend-on la guerre ? Produit-elle quelque grande et commune compréhension, quelque fructueuse unanimité ?
Sans doute, elle produit un travail cérébral énorme, mais est-ce autre chose qu’un chaotique et futile travail cérébral ? On nous dit toutes sortes de choses en réponse à cela, des choses qui bien souvent n’ont pas le moindre brin d’évidence ou de probabilité pour les justifier. On nous assure qu’elle fait revenir les gens à la religion, les rendant moraux et réfléchis. On nous assure aussi, avec la même confiance, qu’elles les mène au désespoir et au désastre moral.
Elle sera suivie par (1) une période de renaissance morale et (2) une période de débauche. Elle va rendre les ouvriers (1) plus et (2) moins obéissants et industrieux. Elle va (1) accoutumer les hommes à la guerre et (2) les remplir d’une résolution inébranlable de ne jamais souffrir la guerre à nouveau. Et ainsi de suite. Je me propose maintenant d’étudier ce qui se passe réellement à ce sujet. Comment change l’opinion humaine ? J’ai mes opinions personnelles et elles coloreront ma discussion. Le lecteur devra en tenir compte et, autant que possible, je lui rappellerai où il sera nécessaire qu’il m’accorde son indulgence.

« D’abord une première question : une opération mentale continue et sérieuse est-elle en cours à propos de cette guerre ? »

D’abord une première question : une opération mentale continue et sérieuse est-elle en cours à propos de cette guerre ? Je veux dire : y a-t-il un nombre considérable de gens qui la voient dans l’ensemble, l’acceptent dans l’ensemble, essayant de s’en faire une idée générale dont ils peuvent tirer des conclusions directrices pour l’avenir ? Y a-t-il un nombre considérable de gens essayant de faire cela ?
En tout cas, permettez-moi de faire remarquer tout d’abord qu’il y a une masse énorme de gens qui – en dépit de ce fait que leur cerveau est fixé sur les aspects de cette guerre et qu’actuellement ils ne parlent et ne s’occupent de rien d’autre que la guerre – néanmoins ne font rien, ni n’essayent de rien faire qui mérite d’être appelé penser. Il se peut même qu’ils soient atteints terriblement par la guerre.

« Mais ils ne saisissent pas plus ses causes, ses raisons, ses conditions et la possibilité de l’empêcher dans l’avenir qu’un singe qui ayant été sauvé dans un état douloureux de l’incendie d’une maison aura saisi le problème du feu. »

Mais ils ne saisissent pas plus ses causes, ses raisons, ses conditions et la possibilité de l’empêcher dans l’avenir qu’un singe qui ayant été sauvé dans un état douloureux de l’incendie d’une maison aura saisi le problème du feu. C’est une chose qui leur arrive, à eux et autour d’eux. Ça peut, malgré tout ce qu’ils ont lu à ce sujet, leur arriver à nouveau.
Une vaste majorité de gens est submergée par le côté spectaculaire de l’affaire. Ce fut en grande partie la crainte d’être ainsi submergé qui me rendit récalcitrant à l’idée d’aller au front comme spectateur. Je savais que mes risques d’être frappé par une balle étaient infinitésimaux, mais j’avais extrêmement peur d’être frappé par une impression trop vive.

« J’avais peur de voir des hommes horriblement blessés ou un cadavre en décomposition, qui s’imposeraient à ma mémoire et m’empliraient d’une telle horreur que cela me rabaisserait à ce pacifisme simple, inutile, baragouineur, qui veut arrêter la guerre à tout prix. »

J’avais peur de voir des hommes horriblement blessés ou un cadavre en décomposition, qui s’imposeraient à ma mémoire et m’empliraient d’une telle horreur que cela me rabaisserait à ce pacifisme simple, inutile, baragouineur, qui veut arrêter la guerre à tout prix. Il y a des années, mon cerveau fut une fois assombri terriblement durant des semaines par une sorte de peur et de méfiance de la vie, à cause de la rencontre soudaine et inattendue, par une soirée tranquille, d’un cadavre de noyé. Mais dans ce voyage en Italie et en France, bien que j’aie vu la mort et beaucoup d’hommes blessés, je n’ai eu aucune impression réellement horrible. Ce côté de l’affaire a été, je crois, dit maintes et maintes fois. La chose qui me hante le plus est l’impression d’un retour général à une malpropreté extrême, d’un manque universel de commodités, de maisons et de champs détruits considérés avec mépris… mais ce n’est pas là ce qui nous concerne en ce moment dans cette discussion. Ce qui nous concerne pour l’instant est ce fait que la guerre produit des effets spectaculaires si formidables et des incidents si étranges, si remarquables, si frappants que l’esprit en oublie à la fois les causes et les conséquences et s’assoit simplement pour regarder.

Traduit de l’anglais par Cecil George-Bazile, pages 143-45.

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H.G. Wells (1866 – 1946), La Guerre et l’Avenir. L’Italie, la France et la Grande-Bretagne en guerre. Traduction de l’anglais par Cécil Georges-Bazile. Préface d’Olivier Weber. Collection Mémoires de guerre, 2016, 224 pages, 23 €

 

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