Morvan Perroncel, Le Moment nipponiste (1888-1897) – extrait

Nipponiste

Préambule de Le Moment nipponiste (1888-1897) : nation et démocratie à l’ère Meiji de Morvan Perroncel, paru aux Belles Lettres en juin 2016 dans la Collection Japon :

L’intérêt que l’on n’a cessé de porter au Japon depuis le milieu du XIXe sicle n’a pas suffi à rendre plus familière l’histoire de ce pays. Cela est vrai spécialement de l’ère Meiji (1868-1912), dont le nom est bien connu, dont on sait qu’elle fut le moment d’une brusque ouverture au reste du monde après deux siècles et demi d’isolement, mais dont on est généralement en peine de dire un peu plus. Sait-on même qu’elle s’étend jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale ? Sait-on avec sûreté qu’elle inclut la guerre russo-japonaise (1904-1905) ou qu’elle vit la publication d’une grande partie des romans de Natsume Sôseki (1867-1916) ?

S’il y a loin de la fin du shôgunat à ces dernières années, l’unité de l’ère Meiji s’atteste dans le sentiment que la victoire sur la Russie, par exemple, récompensait de longs efforts dont le départ était situable précisément dans le temps. Elle s’atteste aussi dans les interrogations sur le parcours accompli depuis 1868 qui trament l’oeuvre de Sôseki. Elle nourrit cependant l’illusion rétrospective d’une clarté du projet initial, elle masque les hésitations, les affrontements et les tâtonnements. Autrement dit, l’histoire de l’ère Meiji ne peut être réduite à l’exécution d’un programme que les débuts auraient défini une fois pour toutes. On ne peut la résumer en parlant simplement d’ « ouverture à la civilisation » ou d’imitation de l’Occident.

Deux raisons au moins invitent à se défier de cette vision.

D’abord, pour beaucoup de ceux qui avaient soutenu la « restauration » du pouvoir impérial, celle-ci devait permettre de refermer le pays, après l’ouverture forcée des années 1850, et de revenir aux institutions d’avant le shôgunat, c’est-à-dire d’avant le XIIIe siècle. Même si parmi les hommes arrivés au pouvoir en 1868 plusieurs jugeaient déjà irréaliste le projet de restauration pris à la lettre, ou le retour à une forme d’isolement, cela suffit à montrer que « l’ouverture à la civilisation » ne pouvait être un mot d’ordre exclusif.

Ensuite, c’est que la forme politique moderne, l’État-nation, tel que l’Europe occidentale en donnait l’exemple, comporte une dimension de particularité qui entre facilement en contradiction avec l’idée d’inscription dans la civilisation universelle. Même en supposant la ferme résolution de suivre un modèle, étranger mais tenu pour moderne et universellement valable, il fallait que le caractère particulier du Japon fût dans une certaine mesure assumé.

Perceptible dès les débuts, la tension entre ces deux exigences devient évidente à partir de la fin des années 1880.

De ce moment, le courant nipponiste fut sans doute le meilleur témoin. L’année 1888 vit la création d’une revue Nihonjin (« Les Japonais ») bientôt suivie par celle d’un quotidien, Nihon (« Le Japon »), dont les noms mêmes, ainsi brandis, avaient quelque chose d’inédit. Le succès qu’ils rencontrèrent, malgré les critiques ou l’ironie qui les accueillirent aussi, révélait que sous les apparences d’un attrait irrésistible vers l’Occident la question de la singularité nationale travaillait au coeur de la modernité.

 

Extrait des pages 13 à 14.

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