Virginia Woolf, Croisière (extrait)

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Découvrez les premières pages de Croisière de Virginia Woolf, traduit par Armel Guerne et réédité aux Belles Lettres en mars 2016.

« Un roman qui n’a peur de rien. » – E.M. Forster

 

Chapitre premier

Les rues qui conduisent du Strand aux quais d’embarquement sont très étroites ; aussi vaut-il mieux n’y pas marcher bras dessus, bras dessous. Si vous le faites, votre obstination contraindra les saute-ruisseau à gambader dans la boue et mesdames les dactylos s’agiteront dans votre dos. Dans les rues de Londres, où la beauté passe sans susciter de regards, l’excentricité doit payer son tribut ; aussi est-il préférable de ne pas être très grand, porter un manteau bleu très long et battre l’air de la main gauche.

Un après-midi du début d’octobre, à l’heure où le trafic commençait à s’intensifier, un homme de grande taille, tenant par le bras une dame, s’avançait sur le bord du trottoir. Des regard furieux se levaient sur leur dos. Les petites silhouettes pleines d’agitation – car, comparés à ce couple, les gens, pour la plupart, paraissaient être de petite taille – toutes arborant stylos et portant sacoches, se hâtaient : elles avaient des rendez-vous précis, recevaient leur salaire hebdomadaire – et donc les raisons ne manquaient pas aux regards pleins d’animosité qui accueillaient la haute taille de M. Ambrose et le manteau de Mrs. Ambrose. Pourtant, ils restaient l’un et l’autre, comme par un enchantement, hors d’atteinte de la malveillance et de l’impopularité : lui parce qu’il était plongé dans ses pensées, d’après ce qu’on eût pu deviner au mouvement de ses lèvres, et elle dans le chagrin, selon la fixité de son regard planté droit devant elle, au-dessus du niveau des autres regards. Pour ne pas fondre en larmes, elle devait négliger tout ce qui venait à sa rencontre, et de frôler les gens qui la croisaient lui était évidemment fort pénible. Ayant considéré d’un œil stoïque la circulation sur les quais, elle tira la manche de son mari et ils s’engagèrent dans le flot serré des autos. Quand ils furent arrivés sains et saufs de l’autre côté, elle retira doucement son bras, laissant aussi aller ses lèvres à leur tremblement ; ses larmes se mirent à couler et, posant ses coudes sur la balustrade, elle détourna son visage des curieux. M. Ambrose tenta de la consoler, la serrant aux épaules ; mais elle ne montra par aucun signe qu’elle s’en apercevait et lui, déconcerté de se sentir devant un chagrin plus grand que le sien, croisa ses mains derrière son dos et fit quelques pas sur le trottoir.

Le quai s’avançait, de place en place, en de petites saillies qui ressemblaient à de petites chaires, mais au lieu de prédicateurs, c’étaient des petits garçons qui les occupaient, trempant des ficelles dans l’eau ou jetant des galets ou lançant des bouchons de papier pour une croisière. Avec leur œil si vif à saisir toute excentricité, ils étaient plutôt portés à trouver M. Ambrose terrible, mais le plus vif d’entre eux cria « Barbe-Bleue ! » à son passage ; craignant qu’ils n’allassent importuner sa femme, M. Ambrose brandit sa canne dans leur direction, sur quoi ils décidèrent qu’il était plutôt comique, et au lieu d’un, ce fut toute la bande qui reprit en cœur : « Barbe-Bleue ! »

 

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