Les Soldats de l’Everest, de Wade Davis : l’ascension finale (extrait)

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Extrait des Soldats de l’Everest de Wade Davis, paru aux Belles Lettres en février 2016 :

Le lendemain matin, jeudi 29 mai, jour de l’Ascension, Mallory, Norton, Somervell et Geoffrey Bruce se mirent en route pour le camp II, où ils arrivèrent juste à temps pour prendre un léger déjeuner. Beetham et Noel y étaient déjà, avec Irvine, Odell et Shebbeare. Hazard commença la journée au camp de base, puis reçut l’ordre de monter au camp III. « Une troisième tentative doit être lancée demain, notait Hingston. Deux groupes vont tenter d’atteindre le sommet. Mallory et Bruce composent le premier, Norton et Somervell le second, mais ce sera la dernière tentative. Il y a une chance que le temps tienne, mais les difficultés sont très grandes. » Au camp II, ils purent tous jouir « d’une magnifique soirée et des grands bruits venus, la nuit, du glacier ».

La journée de vendredi était magnifique et ils partirent pour le camp III avec un moral au beau fixe. Mallory et Irvine, qui marchaient ensemble, arrivèrent bien avant Bruce et Norton, suivis de Somervell et Odell. Au grand étonnement de tous, Beetham, désobéissant à Hingston, arriva au camp en début d’après-midi. Il avait apparemment dit au docteur d’aller se faire voir, et qu’après tous les efforts qu’il avait faits il n’entendait pas manquer le couronnement de l’expédition. Norton, ne voyant là qu’un acte de mutinerie, lui ordonna aussitôt de rentrer au camp de base et de prier Hingston de les rejoindre. On aurait besoin, pensait-il, de ses compétences médicales. Dans l’après- midi, le temps tourna entièrement en leur faveur, quoiqu’il y eût quelques nuages à la tombée de la nuit. Irvine ne s’était jamais senti aussi bien. « Me sens très en forme ce soir. J’aimerais être dans le premier groupe au lieu d’être en réserve. » Il n’était pas le seul. Mallory aurait lui aussi préféré Irvine à Bruce, mais les dés étaient jetés.

À l’aube du samedi 31 mai, les étoiles s’éteignirent une à une dans un ciel turquoise. Hazard laissa Shebbeare au camp II et partit pour le camp III. Mallory et Bruce, avec Odell et Irvine en soutien, quittèrent le camp III à 8 h 45 avec neuf porteurs. Une croûte de neige de 60 centimètres d’épaisseur rendait la progression difficile, et les deux groupes se relayèrent en tête, pendant que les Sherpas peinaient derrière, ployant sous des charges très lourdes. Quand ils arrivèrent à la cheminée de glace, Mallory et Odell passèrent devant et attachèrent l’échelle de corde, ce qui changeait tout. Les porteurs grimpèrent facilement, sans avoir à déposer les charges. Au-dessus de la cheminée, le jeune Irvine passa devant, et, à l’approche de la vire, c’est Odell qui tailla les dernières marches. Dans la mesure du possible, ils essayèrent d’épargner Mallory et Bruce pour la tâche qui les attendait au-dessus du col. À 15 heures, ils étaient tous en sécurité au camp IV. Irvine prépara un « bon repas de cacao, de langue et de soupe de pois ». Le soleil avait touché Mallory à un œil, qui était irrité et légèrement à vif, mais cela ne semblait pas trop grave. La nuit se passa bien, sous un ciel illuminé par le silence des étoiles. « Un calme agréable ce soir. Situation magnifique », notait Odell. Un porteur seulement était mal.

 

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Irvine se leva à 4 h 40 pour préparer le petit-déjeuner des ascensionnistes. Ce fut, découvrit-il, « un travail difficile, il faisait très froid. Grâce à dieu je ne suis pas cuisinier de métier ! Le soleil arriva au camp vers 5 h 10 ». Dans un sursaut d’optimisme, Mallory, Bruce et huit porteurs réussirent à partir une heure plus tard, escortés jusqu’au sommet du col par Irvine et Odell, qui ouvraient la marche. Puis ils rencontrèrent le vent. Qui n’avait rien à voir avec ce qu’ils avaient connu en 1922. C’était plutôt un dur retour à 1921, quand Wheeler, Bullock et Mallory avaient failli mourir de froid, réduits en un instant à l’état de spectres glacés. Odell et Irvine firent demi-tour à contrecœur, tandis que Mallory, Bruce et les porteurs se penchaient en avant pour faire face aux rafales. Les tourbillons de neige les firent disparaître en un moment à la vue, comme des ombres. Toute la matinée du 1er juin, alors qu’ils montaient péniblement l’épaule nord-est sur un chemin que Mallory avait maintes fois foulé en 1922, il leur fallut de nouveau se battre contre le vent et le froid, pesant de tout leur poids à chaque pas pour tenir en équilibre sur les 45 degrés de la pente. Ils avaient souvent les yeux au niveau des genoux, et parfois plus bas, et malgré cela le vent les décollait du sol. À 7 620 mètres, bien en dessous de l’objectif prévu pour le camp V, cinq porteurs regimbèrent et déposèrent leurs charges. Comme des hommes attendant la mort, ils s’assirent, refusant de bouger. Mallory, Bruce et les quatre autres porteurs, menés par l’infatigable Lobsang Sherpa, continuèrent sur encore 100 mètres et dégagèrent deux emplacements pour leurs tentes. Bruce et Lobsang retournèrent ensuite auprès des cinq porteurs restés en dessous, les couvrant de honte en remontant non pas une mais deux fois avec l’équipement. Les sacs étaient légers, pas plus de 9 kilos, mais monter et descendre la pente par deux fois après avoir atteint 7 770 mètres était un effort terrible et si ravageur qu’il éprouva dangereusement le cœur de Bruce, même s’il n’avait sur le moment aucun moyen de le savoir.

Mallory renvoya les cinq porteurs au col Nord et ne garda que les trois qui paraissaient capables de faire encore leur travail jusqu’au camp VI, à 8 230 mètres ou plus, le tremplin prévu pour la tentative du sommet. Cette nuit, Mallory et Bruce partagèrent une des deux tentes Meade, et les trois porteurs se serrèrent dans l’autre. Ces abris légers et fragiles – pas plus de 4,5 kilos de tissu chacune – étaient perchés sur le flanc est de l’arête, en partie abrité du vent, mais dangereusement exposé. Soixante mètres plus bas, les restes en lambeaux du camp supérieur de Mallory de 1922 étaient éparpillés dans les rochers.

Au matin, le temps avait tenu, la journée était radieuse, mais les hommes beaucoup moins. Aucun des porteurs ne voulait bouger, et aucun opprobre, aucun juron dont Bruce avait le secret ne put leur rendre leur courage – sinon pour redescendre. Mallory, tout en étant furieux vis-à-vis des Sherpas, du moins si l’on en croit Odell, griffonna un billet pour Norton et le lui fit porter par Dorjee Pasang. « Affaire fichue, disait-elle, le vent a eu hier raison du cœur de nos porteurs. » Lui et Bruce resteraient au camp V afin de dégager un troisième emplacement pour une tente, puis ils descendraient au col. Sans porteurs, la tentative du sommet devait être reportée.

Il est curieux que Mallory ait choisi d’abandonner au lieu de continuer avec le seul Bruce, ne fût-ce que pour préparer un camp VI pour Somervell et Norton, qui étaient le même jour, comme prévu, en route depuis le col. La décision de Mallory de faire demi-tour aura peut-être sauvé la vie de Bruce, mais, comme il ne savait rien de la piètre condition cardiaque d’un homme d’ailleurs plus jeune que lui, elle ne fut sûrement pas motivée par cela.

Le camp VI n’avait pas d’intérêt pour Mallory. Son but était le sommet, et s’il y avait eu une chance, il l’aurait volontiers tentée avec Bruce. Mais à partir du moment où les porteurs étaient finis, et le sommet hors de portée, il ne pensait plus qu’à redescendre et rester en vie pour avoir la possibilité de remonter. Il est d’ailleurs difficile de savoir s’il avait vraiment foi dans cette tentative sans oxygène. Qu’il se fût abstenu, la veille, d’aider Lobsang et Bruce à remonter les charges au camp V ne lui ressemblait pas, et cela pourrait vouloir dire que, dès qu’il avait compris que la partie était finie et que la majorité des porteurs étaient hors d’état de continuer, il avait préféré économiser ses forces pour un deuxième assaut, avec de l’oxygène et avec Irvine, ce qui était son intention depuis le début.

Ce matin-là, pendant que Mallory se réveillait dans la désolation de leur pauvre bivouac, Irvine redescendait du col Nord au camp IV et préparait un petit-déjeuner pour Norton et Somervell, qui étaient arrivés la veille dans l’après-midi. Odell, pendant ce temps, était allé au camp III chercher des vivres ; il y arriva en 90 minutes, y dîna avec Hazard et Noel, et y passa une bonne nuit par – 39 °C. Sans que personne le remarque, il se passait chez Odell quelque chose de mystérieux : un regain d’endurance et de force. Le lendemain matin, portant une lourde charge, il remontait au camp IV avec Hazard.

Au camp IV, le lundi 2 juin fut une journée encore magnifique. Irvine sortit de sa tente à 5 heures, et Norton et Somervell se mirent en route à 6 h 45 avec six porteurs. Ils n’avaient qu’une seule tente Meade, deux sacs de couchage, et de quoi manger et se chauffer pour trois nuits. Chacun avait un sac à dos, avec une boussole, une torche électrique, des chaussettes et des lainages de rechange. Norton a décrit en détail comment il s’était accoutré, ce matin-là, pour affronter le vent :

Personnellement, je portais une veste et des culottes de laine, une épaisse chemise de flanelle et deux pulls sous un knickerbocker léger en gabardine coupe-vent dont les jambes étaient doublées d’une flanelle légère, une paire de bandes molletières en cachemire élastique et une paire de chaussures de feutre et de cuir, dont la semelle était équipée des habituels clous Alpine. Je portais par-dessus tout cela une gabardine coupe-vent « Shackleton » de chez Burberry’s. J’avais enfilé une longue paire de mitaines en laine, que je portais sous une paire similaire en gabardine… Je portais sur la tête un casque de moto doublé de fourrure, et mon nez et mes yeux étaient protégés par une paire de lunettes de chez Crooke, cousues dans un masque en cuir qui me descendait sur le nez et recouvrait toutes les parties du visage qui n’étaient pas protégées naturellement par ma barbe. Un énorme cache-nez en laine complétait mon costume.

Somervell était vêtu de façon idoine, tout comme les porteurs, qui disparaissaient sous plusieurs couches de laine, de cuir, de gabardine et de tissu : on aurait dit, reconnaissait Norton, des gollywogs, ces poupées qui caricaturaient les chanteurs blancs grimés en nègres du xixe siècle. Leur accoutrement était peut-être ridicule, mais ils pouvaient au moins affronter le vent. Du moins le croyaient-ils. Car, dès qu’ils débouchèrent au col, la furie de l’Everest réduisit à néant tous leurs préparatifs. « Le vent, même de si bon matin, écrirait plus tard Norton, vous coupait le souffle comme si vous plongiez dans l’eau glacée d’un lac de montagne, et au bout d’une ou deux minutes nos mains, avec lesquelles nous nous tenions aux rochers gelés, perdaient toute sensibilité. » Quand Somervell voulut prendre une photographie, il ne put exposer ses doigts nus qu’une seconde ou deux avant qu’ils ne deviennent trop engourdis pour presser l’obturateur.

Comme Mallory et Bruce la veille, ils se penchaient en avant dans les rafales, avançant lentement vers la base de l’épaule nord-est, au fond de l’entonnoir ravagé par le vent venu du col. Là, le soleil offrait un peu de réconfort, et Norton ouvrit la marche sur les rochers, par la même route qu’il avait suivie en 1922. En milieu de matinée, ils arrivèrent à un endroit familier et Norton se rappela en souriant le moment où il avait perdu son sac et avait vu ses vêtements chauds rouler en bas de la montagne. Tandis qu’ils continuaient de monter l’arête, ils virent avec étonnement Dorjee Pasang, le principal porteur de Bruce et Mallory, la descendre. L’homme, épuisé, se contenta de donner à Norton le billet de Mallory indiquant l’échec de la première tentative. Quelques minutes plus tard, à mi-distance environ du camp V, ils croisèrent Bruce et Mallory qui redescendaient. Ils n’échangèrent quasiment pas un mot. Mallory avertit simplement Norton de faire attention aux petites bandes de tissu qui indiquaient où ils devaient quitter l’arête pour faire une courte traversée ascendante jusqu’au camp V. Ils se souhaitèrent bonne chance et reprirent leur marche pénible, les uns vers le haut, pleins d’espoir et d’attente, les autres vers le bas, dans une déception muette.

Mallory s’attarda au camp IV, sous le col, le temps de confier à Odell que seul l’oxygène permettrait d’aller au sommet. Laissant Odell et Hazard, qui devaient soutenir les hommes partis plus haut, Norton et Somervell, il partit directement au camp III avec Bruce et enrôla en chemin Irvine, qui, sans ordre de Norton, avait décidé de les suivre. Ils arrivèrent à 16 h 30. Mallory informa immédiatement Bruce qu’il fallait, si cela était possible, trouver des porteurs capables. Il demanda à Irvine d’examiner les appareils à oxygène et de mettre de côté les deux plus fiables. Irvine s’exécuta, bien qu’il souffrît beaucoup : son visage avait été, écrivait-il dans son journal, « gravement brûlé par le soleil et par le vent du col ». Et ses lèvres « partaient en lambeaux », si bien qu’il ne pouvait manger qu’avec difficulté. Mallory, malgré la fatigue, était content. Il y aurait une troisième tentative avec oxygène, comme cela avait été prévu à l’origine. Et Irvine la ferait avec lui, comme prévu également. Il ne croyait pas plus en Odell qu’en Hazard ou Beetham. « Aucun des trois n’a vraiment les tripes », avait-il confié à Ruth dans sa dernière lettre. C’était à la fois inexact et injuste, mais cela montre assurément que Mallory n’a jamais varié dans son choix d’Irvine pour l’ascension finale.

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