Savoir et bonheur selon Pétrarque

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Extrait de Pétrarque de Enrico Fenzi (collection « Belles Lettres/Essais », 2015).

« Rarement la connaissance d’une grande figure du passé n’aura été aussi bien mise en valeur » – Transfuge, décembre 2015.

Savoir et bonheur

Une conception typique du monde antique et définitivement sanctionnée par Aristote liait intimement connaissance et bonheur, selon le type de syllogisme suivant : s’il est vrai que l’essence de l’homme, à la différence de celle des autres créatures, est caractérisée par la possession de la rationalité, il sera nécessairement vrai que son bonheur dépend de la réalisation parfaite d’une telle nature. En ce sens, la connaissance non seulement est bonheur mais est aussi, en même temps, vertu en acte, du moment que les lois de la raison sont intrinsèquement vertueuses. Un tel schéma conceptuel avait été repris avec force par l’aristotélisme radical du XIIIe siècle, avec des conséquences périlleuses sur le plan éthique : seule l’activité spéculative, en effet, eût alors été digne de l’homme et elle seule aurait permis de le définir comme tel et lui aurait ouvert la porte de la vérité et du bonheur, lui permettant d’atteindre, dans cette vie et par les seules forces de sa raison, à la contemplation de la cause première. Les autres, les incultes, en descendant le long de l’échelle sociale, n’auraient été que des sous-hommes, des brutes, appelés hommes seulement par convention linguistique (equivoce), et donc exclus du monde des choix moraux.

Un ensemble de propositions de ce type, inacceptables pour l’Église, fut condamné de manière retentissante en 1277 par l’évêque de Paris, Étienne Tempier, mais elles allaient subsister pendant longtemps, pour beaucoup de raisons. Entre autres, le fait, qui semblait alors indiscutable, que l’exercice de la raison et la recherche de la connaissance constituaient le plus grand impératif éthique et le fondement le plus solide de tout bonheur proprement humain. Même Dante, sur la trace d’Albert le Grand, a été très influencé par ces positions et ne veut en aucun cas renoncer au principe selon lequel la connaissance est la seule vraie source de bonheur. Or, Pétrarque est le premier intellectuel à desserrer le lien vertu-connaissance-bonheur qui, d’Aristote aux stoïciens et enfin aux Modernes s’était constitué comme le coeur de toute éthique mondaine possible, identifiant directement l’activité intellectuelle avec l’essence la plus vraie de la vie morale. Lui en revanche a toujours présenté ses connaissances à la lumière de sa façon d’être personnelle : la connaissance, en somme, ne se mesure pas avec les catégories de l’intellect mais avec la vérité de la vie, et ne peut avoir de rapport avec le bonheur qu’en tant qu’événement de nature éthique. Dans le cas contraire, sous la forme objectivée par le savoir scientifique, elle ne procure aucun bonheur et n’a pas non plus de rapport avec l’exercice des vertus simples et fondamentales dont même les humbles – le paysan, le berger, la vieille femme qu’il évoque – sont certainement pourvus. Tout cela, il le fait, naturellement, au nom de saint Augustin qui, s’inspirant de la Bible (par exemple, Eccl. [Qoh.] 1, 18 : « Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ; plus de savoir, plus de douleur »), avait plusieurs fois souligné que la connaissance humaine ne fait qu’approfondir chez l’homme le sentiment de son insuffisance et le situe de plus en plus sur une terre où il est un étranger de passage : la connaissance est douleur, parce que celui qui connaît fait en elle l’expérience de ses limites et de son exil irrémédiable du bonheur, et parce qu’elle alimente la douleur infinie du désir frustré projetant l’homme dans la dimension d’une perte qui ne pourra être réparée en aucune manière ici-bas. Et toujours chez saint Augustin il reprend une autre maxime selon laquelle « nous voulons tous être heureux », bien différente, on le voit, de la maxime aristotélicienne et dantesque ; sa polémique, s’enfonçant comme un coin dans l’espace séparant les deux axiomes, les disjoint grâce à une vérité existentielle qui réussit à se poser comme modèle de toute vie à n’importe quelle époque, à l’intérieur ou à l’extérieur de la dimension de la foi.

Il met continuellement l’accent sur l’universelle vérité de ce fait d’expérience, et on ne voit personne d’autre que lui qui soit revenu avec une telle force à saint Augustin, en dehors d’hypothèques doctrinales précises et avec autant de pathos, pour dénoncer le fait que la connaissance est autre chose que le bonheur et peut même en être l’ennemie, s’il est vrai que sa perfection consiste à déclarer sa double défaite : matérielle, face à une masse de données inépuisable, incontrôlable et contradictoire, et morale, vu que sa façon d’aborder la vérité consiste à arriver à « la connaissance claire/Que ce qui plaît au monde est, sans durée, un songe« . Même en ce sens, donc, Pétrarque occupe un poste-clé car c’est bien lui qui barre la route à l’idéal classique de la recherche du bonheur et qui donne en exemple à la modernité un itinéraire intellectuel et existentiel comme le sien, caractérisé dans chacune de ses phrases par la scission entre savoir et bonheur, et où même l’ultime contenu de vérité du savoir n’est autre que la conscience toujours plus diverse et plus profonde de cette scission : ce qui constitue certainement l’une des plus importantes lignes de force du Chansonnier.

Extrait des pages 82 à 85.

 


Voir également :

Les oeuvres de Pétrarque aux Belles Lettres

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