Virgile Stark, bibliothécaire pendant plus de dix ans à la Bibliothèque nationale de France, signe aux Belles Lettres son premier essai Crépuscule des bibliothèques : un pamphlet, bien renseigné sur les mutations numériques du livre, écrit avec la ferveur d’un grand lecteur qui refuse de plier genoux devant la fatalité. Son plaidoyer pour les bibliothèques bien remplies trouve sa force – qu’il remporte ou non ce procès, dans la sincérité et la maîtrise brillante de son écriture. Nous le remercions d’avoir bien voulu répondre au Questionnaire de la Chouette, ce jour.
Vous êtes une chouette. Sur quelles branches spécifiques du savoir vous posez-vous le plus naturellement ?
Virgile Stark – J’ai naturellement peu de goût pour les sciences qui, par leur objet, restent éloignées des questions fondamentales de la vie humaine. Aussi je me pose plus volontiers sur les branches de la philosophie et de la psychologie, avec une attirance toute particulière pour la psychanalyse junguienne. Plus rarement, mais avec un intérêt non moins réel, je m’attarde sur les rameaux fascinants de la cosmologie ou de la physique quantique, dont je crois qu’elles s’approchent peu à peu des grands secrets du monde.
Quel texte de l’Antiquité vous a particulièrement frappé, et pourquoi ?
Tout ce qui nous est parvenu des philosophes présocratiques : Héraclite, Empédocle, Zénon, Parménide, Anaximandre, Démocrite… ; le grand texte fragmentaire qui rassemble leurs pensées fulgurantes m’a toujours fortement impressionné : ces hommes, dans l’enfance du savoir moderne, ont exprimé, parfois mieux que nous avec notre attirail conceptuel, et toujours avec une grande imagination, des vérités que nous peinons à redécouvrir, deux-mille cinq cents ans plus tard.
À quoi ressemble votre bibliothèque ?
Je ne suis pas un collectionneur de livres que je ne lirai jamais ; je possède quelques six ou sept cent volumes que je souhaite conserver et qui sont rangés, pour la plupart, sur un meuble très simple formé de six planches de bois posées sur une solide armature de fer noir. Sauf quelques rassemblements disciplinaires, ils forment un ensemble assez anarchique et je passe régulièrement plusieurs minutes avant d’y retrouver un livre. De multiples objets pas tous très utiles les accompagnent. Un petit buste de Beethoven, par exemple, veille sur le rang des philosophes.
Quelles autres passions inavouées côtoient votre amour des livres ?
A vrai dire, toutes mes passions véritables sont en rapport avec les livres ; mais j’ai une attirance particulière pour la musique, le jeu d’échecs, auquel j’ai naguère consacré d’innombrables heures, et l’ésotérisme. J’adore aussi manger et boire : un plateau de fromages accompagné d’un bon vin fait mon bonheur. Mais aujourd’hui, mon plus grand « vice impuni » en dehors de la lecture est certainement la méditation solitaire, un crayon et un carnet à la main, dans un silence réparateur.
Choisissez une découverte qui vous a marqué durant vos lectures, que vous souhaiteriez délivrer au reste du monde :
Dans son passionnant journal intime, Charles Juliet évoque un livre écrit par une de ses amies, Martine Vergne, gravement dépressive, et dont le destin fut tragique car elle se suicida peu après la publication de son manuscrit Tentatives, alors qu’elle était encore jeune. J’ai réussi à trouver un exemplaire de cet ouvrage épuisé et oublié. Une écriture nécessaire, un livre écrit avec du sang et des larmes, mais aussi le témoignage d’un formidable combat pour la vie, qui m’a bouleversé. J’aimerais qu’il soit un jour republié, relu, et que cet appel du fond de l’enfer soit à nouveau entendu.
Remontons le temps. Vous pouvez choisir une date et un lieu à visiter à votre convenance, où partez-vous ?
Sans hésitation, je partirais pour l’Athènes du Ve siècle avant J.-C., et je me poserais sur les gradins du théâtre de Dionysos, au moment où s’y jouerait une tragédie. J’aimerais tellement savoir à quoi pouvait ressembler un tel spectacle, entendre le son des voix, des instruments, observer les acteurs et les spectateurs, ressentir avec eux ce qui devait être un moment de communion extraordinaire.
Vous pouvez dans l’heure acquérir les compétences nécessaires pour exercer un tout autre métier, sans rapport avec le livre. Que choisissez-vous ?
Je deviendrais chanteur lyrique. Interpréter Fidélio, Lohengrin ou Faust, dans un décor immense, face à un public en quête d’émotion, porté par un grand orchestre, cela doit être une expérience incomparable.
Quel livre de notre catalogue, en dehors de votre domaine privilégié, vous donne envie de vous y plonger ?
Le choix est difficile : on a envie de tout lire dans ce très beau catalogue ; mais je crois que je me laisserais d’abord tenter par L’Itinéraire d’un lettré chinois d’Ivan P. Kamenarovic, dans la collection Realia. Nous avons beaucoup à apprendre des cultures orientales.
Lire trois extraits de Crépuscule des bibliothèques.