Pausanias, Description de la Grèce. Témoignage sur un site « à mystères » : l’antre de Trophonios

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Extrait de Les Grecs aux Enfers, d’Homère à Épicure, de Danielle Jouanna, 2015 :

Trophonios est un architecte légendaire qui possède un oracle à Lébadée. Cet oracle fait partie de ceux qu’interroge Crésus quand il veut savoir s’il doit s’attaquer à l’Empire perse (Hérodote, I, 46), et les Thébains le consultent avant la bataille de Leuctres, en 371 avant J.-C. (Pausanias, IV, 32, 5-6.). Au IIe siècle de notre ère, Pausanias consulte l’oracle à son tour : voici son récit de cette expérience.

Lorsque quelqu’un a résolu de descendre dans l’antre de Trophonios, il passe d’abord un nombre de jours déterminés dans un édifice qui est consacré à Agathos Daimôn [le bon génie] et à la bonne Tychè [la Fortune] ; tant qu’il y demeure, il s’abstient de différentes choses pour rester pur, entre autres de bains chauds, et il se lave dans la rivière Hercyna ; mais il a en abondance de la viande des victimes, car celui qui veut consulter l’oracle est obligé de sacrifier à Trophonios et à ses enfants ; en outre à Apollon, à Cronos, à Zeus roi, à Héra Hénioché et à Déméter surnommée Europé, qui était, à ce qu’ils disent, la nourrice de Trophonios. Un devin, présent à chacun de ces sacrifices, examine les entrailles des victimes et prédit, d’après leur inspection, à celui qui doit descendre si Trophonios le recevra favorablement et avec indulgence. Cependant les entrailles de toutes ces victimes ne font pas connaître d’une manière certaine les dispositions de Trophonios ; mais dans la nuit même où l’on doit descendre, on sacrifie un bélier sur la fosse dont j’ai parlé, en invoquant Agamèdes, et l’on ne tient aucun compte des entrailles des victimes précédentes, si celles de ce bélier ne promettent pas la même chose ; aussi, lorsqu’elles sont d’accord avec les autres, on descend rempli d’espérance, et cela se fait de la manière suivante. On vous conduit d’abord pendant la nuit à la rivière Hercyna ; arrivé là, deux enfants nés de citoyens, âgés d’environ treize ans, qu’on nomme les Hermès, vous lavent, vous oignent d’huile, et font tout ce qui est de leur ministère. Les prêtres vous prennent ensuite, et vous conduisent non à l’oracle, mais à des fontaines qui sont très près l’une de l’autre ; il faut que vous buviez premièrement de l’eau appelée eau de Léthé [de l’oubli], pour vous faire oublier tout ce dont vous vous êtes occupé jusqu’alors ; vous buvez après de l’eau de Mnémosyne, pour bien vous rappeler ce que vous verrez en descendant. Vous regardez ensuite une statue qui est, à ce qu’on dit, l’ouvrage de Dédale (les prêtres ne la montrent qu’à ceux qui doivent pénétrer dans l’antre de Trophonios). Après avoir vu cette statue, lui avoir adressé vos hommages et vos vœux, vous allez à l’oracle revêtu d’une tunique de lin, ceint de bandelettes par-dessus, et chaussé d’une manière particulière au pays. L’oracle est sur la montagne qui domine le bois sacré ; c’est une plate-forme ronde de marbre blanc qui est à peu près de la grandeur d’une petite aire : elle a deux coudées (1) de haut ; sur les bords de la plate-forme sont des barreaux de bronze réunis par une ceinture du même métal ; c’est entre ces barreaux que sont pratiquées les portes. Il y a dans l’intérieur de l’enceinte une ouverture qui n’est pas l’ouvrage de la nature, mais qui a été construite avec beaucoup d’art et de régularité, et qui ressemble à un four ; son entrée a, autant qu’on peut le conjecturer, quatre coudées de diamètre, et elle ne paraît pas avoir plus de huit coudées de profondeur : il n’y a point d’escalier pour arriver au fond. Lorsque quelqu’un veut entrer dans l’antre de Trophonios, on lui apporte une échelle étroite et légère ; en descendant vous trouvez, entre le sol et l’édifice, un trou qui a deux spithames (2) de large, et, à ce qu’il paraît, un spithame de haut ; celui qui est descendu se couche sur le carreau et, tenant à chaque main un gâteau pétri avec du miel, il met ses pieds dans cette ouverture, et cherche à y entrer jusqu’aux genoux ; aussitôt qu’ils y sont, le corps est entraîné avec autant de violence et de rapidité que l’est un homme par un de ces tourbillons que forment les fleuves les plus grands et les plus rapides. Ceux qui, de là, sont parvenus au fond de l’antre secret n’apprennent pas tous l’avenir de la même manière ; il y en a, en effet, qui voient ce qui doit leur arriver, et d’autres qui l’apprennent par ce qu’ils entendent ; on remonte par l’ouverture qui a servi pour descendre, et on en ressort les pieds les premiers. On dit qu’aucun de ceux qui y sont descendus n’y est mort, excepté un certain garde du corps de Démétrios, qui n’avait observé, à ce qu’on prétend, aucune des cérémonies en usage autour du temple, et dont l’intention n’était pas de consulter le dieu, mais qui espérait emporter beaucoup d’or et d’argent de l’antre secret ; on assure aussi que son cadavre fut trouvé dans un autre endroit, et qu’il ne fut pas rejeté par l’ouverture sacrée. On raconte beaucoup d’autres choses au sujet de cet homme ; je ne rapporte que ce qu’il y a de plus remarquable. Les prêtres s’emparent de nouveau de celui qui est sorti de l’antre de Trophonios, et, après l’avoir placé sur ce qu’on appelle le trône de Mnémosyne, qui est à peu de distance de l’antre secret, ils l’interrogent sur ce qu’il a vu et entendu, et, lorsqu’ils l’ont appris, ils le remettent entre les mains de ses amis qui l’emportent encore tout épouvanté et méconnaissable, tant à lui-même qu’à ses proches, dans le temple d’Agathos Daimôn et de la bonne Tychè, où il avait demeuré précédemment. On recouvre cependant plus tard sa raison, ainsi que la faculté de rire. Je raconte tout cela non d’après des ouï-dire, mais pour avoir vu des gens qui avaient consulté l’oracle de Trophonios, et pour l’avoir consulté moi-même. Ceux qui sont entrés dans l’antre de Trophonios sont obligés d’y consacrer un tableau sur lequel est écrit ce qu’ils ont vu ou entendu.

Pausanias, Description de la Grèce IX, 39, 5-14, traduction de M. Clavier (légèrement modifiée), Paris, 1821, donnée en annexe de l’ouvrage Les Grecs aux Enfers, d’Homère à Épicure, de Danielle Jouanna, pages 284-286.

Notes:
(1). Une coudée représente environ 45 cm.

(2). Le spithame (ou empan, ou paume) représente la moitié d’une coudée, soit l’espace entre le pouce et le petit doigt étendus.

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