Tamara Kondratieva, Bolcheviks et Jacobins : édition revue pour le centenaire de la révolution d’Octobre 1917

Bolcheviks et Jacobins, itinéraire des analogies a paru en 1989 aux éditions Payot, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française. Il paraît à présent dans un tout autre contexte, induisant une réception nouvelle, celui du centenaire de la révolution russe. L’édition a été intégralement révisée par l’auteur à cet effet et propose un avant-propos et une introduction à la deuxième édition inédits.

Dans cet article, des extraits choisis de l’introduction à cette deuxième édition vous font suivre une partie de l’itinéraire des positionnements russes face à la Révolution française. Nous vous présenterons ensuite Tamara Kondratieva et cheminerons dans le catalogue des Belles Lettres  à la recherche des « révolution(s) » déjà publiées. Bonne lecture !

Les Russes et la Révolution française

Extraits de l’introduction à la deuxième édition.

les Russes n’ont pas fait exception à la fascination ou à la répulsion partout provoquée dès le XVIIIe siècle par la Révolution française. Fallait-il susciter un bouleversement analogue, mais en dépassant la liberté et l’égalité de droit conquises par les Français ? Pouvait-on éviter ce que les révolutionnaires russes considéraient comme les erreurs et les excès de leurs prédécesseurs en échappant du même coup à leur sort tragique ? les Russes refusaient de suivre le modèle français, et si Lénine lors de la première révolution de 1905 conclut à la nécessité pour la Russie d’une révolution similaire à celle de 1789, il ne renonce nullement à la volonté de dépasser la Révolution française, en transformant « la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste ». Après 1917, les bolcheviks repousseront tous les arguments tendant à démontrer que la révolution d’Octobre offre les mêmes caractéristiques que celle de 1789. (Page 11)

[…]

Au niveau politique comme historiographique, les propagandistes du parti et les « historiens-marxistes » s’appliquent à convaincre le public de ne pas confondre la dictature jacobine avec le pouvoir bolchevique : la dictature du prolétariat que celui-ci représente ne tombera pas, il n’y aura pas de Thermidor soviétique. En revanche, la révolution d’Octobre se drape d’une grandeur unique, inégalable, caution d’un avenir radieux pour toute l’Humanité. La discipline historique en URSS va donc élaborer en discours savant la séparation entre les deux révolutions en s’appuyant sur une vulgate marxiste-léniniste des formations socio-économiques. Selon l’évolution que cette vulgate préconise – esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme et communisme – la Révolution française n’a fait que déblayer le terrain pour le capitalisme tandis que la révolution d’Octobre, à un stade supérieur, a mis fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Pendant une cinquantaine d’années, des milliers d’études sur la révolution d’Octobre mais aussi sur la Révolution française ont été produites en URSS et ailleurs, verrouillées dans le carcan de cette philosophie de l’Histoire. La reproduction massive et orientée des sources et les archives accessibles aux communistes et aux partisans du PCUS donnaient ainsi du poids à cette historiographie face aux adversaires politiques et idéologiques. (Page 13)

[…]

Dans les années 1980, le mode d’argumentation opposant la Révolution française et la Révolution russe ne résiste plus aux critiques avancées par les « révisionnistes ». le télescopage idéologisé entre les deux révolutions prend fin : pour l’historiographie française, déjà avant le bicentenaire, et pour l’historiographie russe, à la suite de la « reconstruction » ou de la « nouvelle révolution » initiée par Gorbatchev.

La première série de comparaisons renonce à la formule consacrée « à la différence de… » pour sortir de l’oubli et légitimer la formule « de même que… », aussi indispensable à la pensée analogique que la précédente. Mikhaïl Gorbatchev donne l’exemple en invitant à aborder les réalités soviétiques à l’aide des analogies historiques. Il compare la Révolution française, « classiquement bourgeoise », avec la révolution d’Octobre, « prolétarienne et socialiste », en soutenant – ce qui est tout à fait inédit dans le discours soviétique sur la révolution d’Octobre – qu’elles partagent le même mécanisme de fonctionnement. Il n’hésite pas à mettre sur le même plan 1789 et 1871, la « révolution bourgeoise » et la première ébauche de la « révolution prolétarienne » (si l’on s’en tient aux conceptions marxiste et soviétique de la commune de Paris). Gorbatchev conçoit le phénomène révolutionnaire comme un ensemble en dehors des « contenus de classe » de ses éléments. volontairement ou non, il met ainsi en question la conception soviétique de l’Histoire fondée sur l’axiome selon lequel 1917 est le début de la nouvelle ère, l’année zéro de la révolution prolétarienne et socialiste, ainsi que de l’histoire soviétique et universelle. (Page 15)

[…]

Entre 1987 et 1991, les représentations du passé soviétique et révolutionnaire (y compris la Révolution française) ont changé très rapidement sous l’effet de la liberté de la presse et de la parole jamais connue auparavant.  Mais l’initiative de Gorbatchev d’une « révolution par en haut » échoue. le discrédit de toutes les révolutions comme violences barbares et inutiles, déjà entamé par une presse libérée, gagne alors en puissance conjoncturelle et s’abat sur la révolution d’Octobre et Lénine.

On idéalise le passé tsariste, on se tourne vers l’orthodoxie, on maudit la révolution, surtout l’existence bolchevique, et on déboulonne les statues de Lénine. Après 1991, on pointe alors l’impossibilité de comparer les révolutions française et russe. Il se trouve toujours quelqu’un qui s’extasie sur les ressemblances des événements en France et en Russie post- soviétique pour en déduire des lois d’histoire et faire des pronostics. […] Mais la tendance générale oriente  vers les dissemblances. (Page 18)

[…]

Depuis la perestroïka, la vision de l’intelligentsia gravitant autour de ces penseurs [ I. Ilin, S. Frank, P. Struve, N. Berdiaev] s’attache particulièrement au courant slavophile (messianisme du peuple russe, rejet du modèle occidental du progrès, déclin de l’Europe). Les penseurs émigrés représentent aux yeux de tous un pan de la culture russe enfin récupéré. De ce fait, ils jouent aujourd’hui le rôle des passeurs entre deux mondes longuement séparés et séduisent une grande partie des Russes. Les libéraux y trouvent l’inspiration démocratique, les nationalistes et l’intelligentsia impliquée dans la politique d’état, l’esprit de conciliation.

Une conciliation, se référant à l’exemple d’apaisement trouvé par les Français pour leur révolution, est en effet envisagée depuis le 20 mai 2015. À cette date, lors d’une table ronde ouvrant les préparatifs à la commémoration de 1917, le ministre de la culture Vladimir Medinski prononce un discours programmatique qui présente le centenaire comme un « maillon de la continuité historique et une plate-forme de conciliation ». À la question : « la grande révolution russe était-elle un des grands événements du XXe siècle ? », Medinski donne une réponse affirmative et précise en quoi consiste sa grandeur : « la transformation révolutionnaire de la Russie a initié un projet global de civilisation ». N’étant pas une allusion directe à une quelconque doctrine eurasiste, cette précision saisit « ce qui dans l’air » est compatible avec le culturalisme. Medinski propose de soumettre à la discussion publique cinq thèses. À la première place figure la reconnaissance de la continuité entre l’Empire russe, l’URSS et la Fédération de Russie ; à la deuxième, la prise de conscience du tragique de la rupture que la révolution et la guerre civile ont produite dans la société. Les trois autres thèses appellent à respecter la mémoire des héros de la guerre civile non responsables de crimes et de répressions de masses indépendamment du drapeau sous lequel ils défendaient, sincèrement, leurs idéaux ; à condamner toute idéologie de la terreur soit-elle révolutionnaire ou contre-révolutionnaire ; et enfin, à reconnaître l’erreur de compter sur l’aide des alliés quand il s’agit de luttes politiques internes. Medinski propose également de soumettre à l’opinion publique l’initiative de la Crimée d’ériger un monument de conciliation sur la péninsule, ce lieu symbolique de la fin de la guerre civile. Si ce monument y est érigé, il pourra aussi, selon lui, symboliser la fin de la rupture de 1917. (Pages 21-22)

[…]

Face à la division de la société au sujet du centenaire de la révolution, le 19 décembre 2016, Vladimir Poutine a donné (assez tardivement !) l’ordre d’instaurer un comité d’organisation des festivités. Le président recommande à la Société historique de la Russie chargée de cette affaire de respecter cet événement historique et de le traiter exclusivement comme tel sans politiser le thème. Le 23 janvier 2017, en exécution de son ordre, le comité d’organisation créé à la hâte confirme l’orientation « non politisée » à donner à la commémoration : premièrement, « consolider la communauté d’historiens autour d’une conception unique et objective de l’événement » (l’histoire n’est-elle pas un débat permanent ?), deuxièmement, faire connaître cette conception auprès des universités, musées, bibliothèques et autres organismes culturels qui préparent des manifestations commémoratives dans le pays. En proposant la conception de la grande révolution russe à propager, Anatole Torkounov, à la tête du comité, souligne que « seul un regard superficiel peut voir en elle une analogie avec la Révolution française ». La grande révolution russe fut un processus long et unique (1917-1921) sans distinction entre Février et Octobre. Cette révolution aura marqué une percée du pays vers la modernité l’insérant dans la modernisation européenne. En raison des spécificités de la civilisation russe le processus révolutionnaire s’est radicalisé à l’extrême, mais a abouti à la construction d’un état soviétique puissant, successeur historique de la Russie impériale et générateur de la Fédération de Russie actuelle. (Page 23)

[…]

En un quart de siècle, l’incomparabilité entre la Révolution française et la révolution de 1917 a changé de nature. À la place de l’opposition révolution bourgeoise/révolution socialiste, l’itinéraire des analogies entre bolcheviks et Jacobins suggère une autre ligne de démarcation : les Jacobins ont laissé derrière eux un héritage universel incarné dans la déclaration des droits de l’homme, les bolcheviks ne sont appréciés dans leur pays que pour le choix d’un chemin de Thermidor qui assure aujourd’hui une continuité étatique entre l’Empire russe, l’URSS et la Fédération de Russie. […]

Suivre l’itinéraire des analogies dans ce nouveau contexte signifie entrer dans l’histoire des représentations qui opposent la Russie à l’Occident à travers l’exemple des révolutions. Cela signifie suivre les traces d’une telle opposition en rapport avec les analogies tout au long du XIXe siècle et surtout dans les années 1920 et 1930. Quand les analogies reviennent à la fin du XXe siècle, en Russie et ailleurs, elles participent à la révision des expériences révolutionnaires. […]  (Page 24-25)


22748Tamara Kondratieva est professeur émérite des Universités et membre associé du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC/EHESS/CNRS). Elle est auteur de La Russie ancienne (1995), Gouverner et nourrir. Du pouvoir en Russie (XVIe-XXe siècles) (2002), et a dirigé Les Soviétiques, un pouvoir, des régimes (2011).

 


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