Rome et le monde grec : choix d’écrits de Jean-Louis Ferrary

Dès mes premières recherches, je me suis attaché à ne pas être seulement un historien de Rome ou un historien du monde grec d’époque romaine, ni même simultanément l’un et l’autre, mais avant tout un historien du dialogue complexe qui se poursuivit entre les cités grecques et le pouvoir romain, et qui relevait à la fois de l’histoire des institutions et de l’histoire culturelle.

Jean-Louis Ferrary, introduction.

PRÉSENTATION

Jean-Louis Ferrary, membre de l’Institut, directeur d’études émérite à l’École Pratique des Hautes Études, est un spécialiste des rapports entre Rome et le monde grec, et de l’évolution des cités grecques sous la domination romaine. Ses vingt-six études regroupées ici traitent successivement des idées et régimes politiques et notamment de l’évolution des démocraties grecques sous la domination romaine ; du passage des hégémonies rivales des cités grecques et des monarchies hellénistiques dans un monde multipolaire à la domination incontestée et sans rivale de la Rome républicaine puis impériale ; des principaux acteurs des rapports entre la puissance romaine et les cités grecques : patrons, ambassadeurs, Grecs honorés de la citoyenneté romaine ; de l’Asie Mineure à l’époque romaine ; enfin du philhellénisme romain et de la géographie de l’hellénisme sous l’hégémonie romaine.

Toutes ces études ont été mises à jour, et enrichies d’importants compléments (sur les traités entre Rome et les cités grecques, sur l’autonomie juridictionnelle des cités libres et ses limites, etc.), en sorte qu’elles constituent une véritable somme.

EXTRAIT du chapitre « Rome, Athènes et le philhellénisme dans l’Empire romain, d’Auguste aux Antonins »

Communément employés à l’occasion de la guerre d’indépendance grecque de 1821-1829, les mots « philhellène » et « philhellénisme » furent pour la première fois appliqués à l’histoire ancienne par Grote et Mommsen dans les années 1850, et n’ont cessé depuis d’être utilisés, pour caractériser notamment l’attitude d’un certain nombre d’hommes politiques ou d’empereurs romains. Curieusement, pourtant, aucune étude n’avait été consacrée à l’usage de philhellen dans les textes anciens. J’ai tenté de combler cette lacune dans mon ouvrage sur Philhellénisme et impérialisme [Rome, 1988], et et il ne me paraît pas inutile de rappeler pour commencer quelques-unes des conclusions que j’ai pu dégager. Philhellen, quoique d’un usage plutôt rare, est attesté sans interruption du Ve siècle avant au IVe siècle après J.-C. Ce qualificatif s’applique à des Grecs s’illustrant dans les luttes pour la liberté de la Grèce contre les barbares ou répugnant à faire la guerre contre d’autres Grecs, mais un barbare peut aussi être philhellène, et c’est même d’un barbare qu’il est question dans la plus ancienne occurrence qui nous soit parvenue de ce mot : Hérodote loue comme philhellène le pharaon égyptien Amasis, qui a concédé aux Grecs le droit d’honorer leurs dieux dans son royaume et de s’organiser en cité à Naucratis (2, 178). Dans l’Évagoras d’Isocrate, toutefois, le philhellénisme de barbares prend un aspect nouveau : la preuve que les Chypriotes sont devenus philhellènes sous le règne d’Évagoras, c’est qu’ils choisissent leurs femmes parmi les Grecs, mais surtout qu’« ils prennent plaisir aux choses et aux habitudes grecques plus qu’aux leurs, et [que] les gens versés dans le culte des Muses et les autres formes de la culture vivent plus nombreux dans ces contrées que chez les peuples où ils avaient autrefois coutume de séjourner » (§ 50). Le même Isocrate ayant écrit dans son Panégyrique qu’Athènes « avait fait employer le nom des Grecs non plus comme celui de la race mais comme celui de la pensée, et appeler Grecs plutôt ceux qui participent à notre culture que ceux qui ont la même origine que nous » (§ 50), il était normal que philhellen suivît une évolution sémantique parallèle, mettant l’accent sur la notion de paideia. Cette conception isocratéenne de l’hellénisme et du philhellénisme devait devenir prédominante, quoique non exclusive, à partir de l’époque hellénistique. Ainsi Diodore de Sicile, très probablement à la suite d’Hécatée d’Abdère qui vécut à la cour de Ptolémée I er, souligne-t-il la générosité avec laquelle le pharaon Psammétique traitait les étrangers, rappelle-t-il les alliances qu’il noua avec des cités grecques, et ajoute-t-il enfin qu’« étant extrêmement philhellène, il fit donner à ses fils une éducation grecque » (1, 67, 9) : une réinterprétation audacieuse et tout à fait significative de l’indication d’Hérodote sur les jeunes Égyptiens que Psammétique avait confiés à ses mercenaires ioniens pour apprendre le grec et servir d’interprètes (2, 154). S’agissant de Grecs eux-mêmes, le philhellénisme peut prendre la même coloration essentiellement culturelle : pour nous en tenir à deux textes du IIe siècle de notre ère, à l’Hippocrate de Soranos, philhellène en quelque sorte traditionnel quand il refuse de soigner le roi des Perses (Vita Hippocr., 8), on peut opposer le Hiéron d’Élien, qualifié de philhellène parce qu’il honora la culture et protégea Simonide et Pindare (Var. Hist., 9, 1). On pouvait parler de philhellénisme, on le voit, dès lors qu’il était question de défendre la liberté des cités grecques ou de préserver la culture grecque. […]

Pages 451-452.

Tout afficher

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *