Régis Boyer, En lisant Saxo Grammaticus (extrait)

Boyer

Extrait de En lisant Saxo Grammaticus de Régis Boyer, paru aux Belles Lettres en juin 2016 dans la collection « Vérité des Mythes » :

Pour entrer en matière

Une remarque d’ensemble s’impose d’abord. Nous savons tous que les fameuses « brumes du Nord » ont tendance à offusquer tout ce qui concerne la Scandinavie, ancienne en particulier. Ce n’est pas le lieu ici de discuter de ce problème, mais il existe bel et bien, et j’ose dire que notre savoir a beau progresser, notre aptitude à diffuser, vulgariser, de même, rien n’y fait. Ce refus de voir ce qui fut sans doute la réalité simple, quelques notions l’ont cristallisé (les Vikings, les sagas, les runes, les valkyries, par exemple) et il est évident que cette volonté d’ignorance remonte loin. Mais ce qu’il faut souligner tout de suite, c’est, d’abord, que nos erreurs tiennent avant tout à la littérature (car de véritables sciences comme l’archéologie, la toponymie, la numismatique, la philologie surtout nous détourneraient rapidement du mythe), et ensuite que ce mythe est parti de l’idée que nous nous faisons de l’Islande médiévale avant tout en raison du fait que c’est elle qui a fait le plus pour nous informer avec les eddas, la scaldique, les sagas, la littérature dite savante dont elle s’est rendue coupable, etc. Un écrivain de génie comme Snorri Sturluson à la fois est responsable de ce que notre information pourrait avoir de meilleur et, en quelque sorte, a monopolisé notre information. Le résultat immédiat est que nous avons tendance à reléguer dans l’ombre, sur ce plan, le reste du Nord. Cela ne va pas sans étonner les connaisseurs. Après tout, les Vikings, les inévitables Vikings et les non moins incontournables Varègues étaient avant tout des Norvégiens ou des Danois ou des Suédois (dans la mesure où ces caractérisations locales avaient un sens à l’époque), mais pas ou presque pas des Islandais. Seulement, ce sont ces derniers qui ont écrit, qui ont rédigé ces textes sans lesquels nous ne saurions à peu près rien. Ce sont eux qui ont donné forme durable à toutes sortes de traditions orales (peut-être) ou d’influences savantes (plus sûrement) pour créer tous ces chefs-d’œuvre que nous fréquentons aujourd’hui encore avec une sorte d’émerveillement. C’est ce que nous appelons, faute de définition et surtout d’explication plus satisfaisantes, « le miracle islandais », que je n’entends pas développer ici, mais qui demeure une des grandes énigmes de notre histoire médiévale. Sans doute ces traditions n’ont-elles pu prendre corps que grâce à la christianisation et par elle, christianisation qui est intervenue officiellement au Danemark vers 950, en Norvège vers 980, en Islande en 999 et en Suède un peu plus tard. Mais après tout, les clercs qui ont acculturé ces pays n’ont pas été actifs qu’en Islande, d’autant que, partout, les lettres du Nord ont commencé par des écrits en latin, l’originalité de l’Islande ayant été de se doter et d’une littérature latine et d’une en vernaculaire. D’autre part, il serait injuste de limiter l’apport islandais au seul domaine nordique. L’une des justifications possibles et plausibles du phénomène islandais peut tenir au fait que l’île aux volcans a bénéficié d’une double tradition : la scandinave, certes, notamment norvégienne, mais aussi, pour des raisons historiques claires, la celtique – et, pour le reste, il est manifeste que les écrivains de ce pays n’ont pas dédaigné des apports danois (voyez la Knytlinga saga, qui s’intéresse au roi Knútr le Grand), ou pangermanistes (je pense à la Völsunga saga, qui rassemble toutes les traditions héroïques de la Germania), ou suédoises (dans certaines sagas de la catégorie dite légendaire) et surtout norvégienne (les textes rassemblés dans la Heimskringla de Snorri Sturluson, qui traite de tous les rois norvégiens depuis les origines mythiques jusqu’aux contemporains de Snorri). Les premiers grands scaldes (c’est ainsi que l’on appelle les poètes du Nord ancien) étaient norvégiens, même si le genre est devenu ensuite une spécialisation islandaise. Ces vues rapides pour souligner que si l’Islande tint sans conteste le haut du pavé en matière littéraire, il serait malvenu de négliger le reste de la Scandinavie ancienne pour autant.

 

Façon d’introduire Saxo Grammaticus ! Son cas est tout à fait éclairant : assurément il a écrit exclusivement en latin, mais il ne faut pas pour autant le tenir à l’écart de la production nordique dans son ensemble. Au contraire ! Ses Gesta Danorum forment un recueill d’une richesse inouïe où sont exposés des traditions, des mythes, des légendes que nous ignorerions, dans bien des cas, sans cela. D’autre part, ses qualités de conteur reviennent à une verve et à une qualité dignes des sagnamenn (ainsi appelle-t-on les auteurs de sagas islandaises). Il lui arrive même de nous livrer des sources que les sagas ne connaissent que peu, en les complétant souvent. Et il est d’évidence qu’il est au cœur d’une mentalité, d’une vision de l’homme, de la vie et du monde, bref, d’une civilisation que ne désavoueraient pas ses émules des autres pays scandinaves. Il ne sied donc pas de l’isoler en raison de son latin. Après tout, les lettres islandaises aussi ont débuté par des textes en latin, même si, dans la grande majorité des cas, ils sont perdus aujourd’hui. Ce fut le cas, notamment, de celui que l’on tient pour le père des lettres de son pays, Saemundr Sigfússon.

 

Extrait des pages 15 à 17

 

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